Le tour du monde ? Et un record bien serré, un. En quatre vingt jours, espérait Vernes, Jules. Tu parles. Depuis, les bateaux qui ont des pattes musclées et qui vont sur les océans ont pulvérisé ce temps-là. Raflant la mise tant de fois que l'on ne compte plus sur les doigts. Et en solitaire parfois, sur des libellules de carbone frôlant les icebergs : 71 jours pour l'incroyable Ellen Macarthur, en 2005 (qui avait raté son pari de 75 minutes, deux ans plus tôt) (et 72 jours pour Francis Joyon, en 2004, avec un bateau tellement moins affûté). En équipage, normal, c'est pire : 64 jours pour Bruno Peyron et 12 lascars en 2002. Cinquante huit jours et 9 heures à Steve Fossett, avec son engin de milliardaire et 125 pieds de long (37 mètres).
Pour pimenter, d'autres vont à l'envers. Pas la tête en bas mais contre les vents dominants. Tonique. Comme Jean Luc Van Den Heede qui réussit enfin, en solitaire, un nouveau record de 122 jours. C'est en 2004, sur un monocoque en aluminium taillé comme un bunker. On peut parier que la quête n'est pas finie. Dans la tête des hommes, les records ne sont que cibles à abattre. Et sommes toutes, sans être emballé (je confirme, je ne le suis pas) par ces exploits, on peut comprendre qu'une fois le postulat de départ posé, en effet, on y aille. C'est le sport. Soit.
Précaution, ici : sans être politiquement et inutilement courtois, je tiens à dire que je n'ai rien de personnel contre Maud Fontenoy. Non, rien de rien. Ce doit être quelqu'un de très bien et tout. Juste, j'essaye de comprendre. Voilà quelqu'une (elle n'est pas la première, Arnaud de Rosnay ou Stéphane Peyron m'interpellaient autant, entre mille), qui tente un exploit "gratuit".
Non que ce soit offert, notez bien, mais gratuit au sens ou elle se déclare "hors course", "free", en idiome de l'exploit. Bon. Donc c'est une croisière ? Comme vous et moi ? On achète ou loue un voiler, et hop, vogue la galère ? On n'y est pas. Maud elle, tente difficile. Spectaculaire. Les mers du Sud, par les trois caps, contre le vent, presque comme Van Den Heede, mais pas tout à fait. En restant dans l'hémisphère sud. C'est plus court. Elle rachète donc la solide monture de Van Den Heede, trouve des sponsors, convoque les médias...
C'est ici que la posture tourne malaise, du moins en ce qui me concerne. Car pour exister devant les caméras, Maud doit dire : (c'est sur la page de (mise en) garde son site) : "...pour tenter la réalisation d'un challenge gigantesque, autour du monde, contre vents et courants.... Une aventure éprouvante, qui n'a été tentée que de très rares fois." Pour l'exemple, aussi. Pour des enfants, aussi, tiens, des classes jumelées, cause noble et pure dans le registre : "toi aussi tu peux réussir tes projets et d'ailleurs trie tes déchets, la planète est si fragile". On y est : site Internet, parrains politiques, couverture médiatique intégrale, survols par hélicoptères et coucou à la Jeanne d'Arc de la marine tricolore, mon dieu que le monde est petit. Et arrivée si possible en direct dans le journal de 20 heures, puis livre de souvenirs en librairie un mois après, j'imagine.
Je pense aux sillages de ces marins qui aussi voguent "gratuit", hors course. Ils sont des dizaines. Des centaines. Des hommes et des femmes, certains en solitaire. Eux encore s'attaquent aux mers difficile. Font mumuse jusqu'en Antarctique. Galérent autour des trois caps par pur esprit du sport et de l'aventure dans des situations et conditions semblables, parfois pire. Récemment l'auteur d'une transtlantique en solitaire a été retrouvé après quatre mois passé en mer, mât et moteur brisé. Un squelette. Ceux-là, tiens, n'appelent personne au secours. Ne déclenchent pas leur balise de détresse, à moins d'être en train de couler à pic. Ils réparent, bricolent en serrant les dents. redressent leur mât arraché par une cabriole dans les vagues ou leur gouvernail brisé. Ils reviennent la peau brûlée, hébétés, les mains calleuses et parfois une ou deux côtes fêlées. La question qu'ils adressent au promeneur de chien du quai, qui sous la bruine les aide en silence à passer les amarres sur le quai du port, est quelque chose comme : "Bon, est-ce que le bar est encore ouvert" ?
Je ne suis qu'un ronchon, dira-t-on. On aura raison. Il se trouve que par plusieurs occasions j'ai pu voir de soi-disant "héros", "gloires" des médias inventer, concevoir, calibrer à leur mesure des exploits hors compétition afin de bénéficier du maximum de retombées avec le minimum de risque réel, maximum de danger aux yeux des médias et du public innocent. Se confronter à d'autres, en course, est tellement plus difficile. Eux dosaient avec précautions. Calculaient. Trichant même, pour certains. Omettant de préciser que ce qu'ils faisaient fut déjà réalisé deux décennies plus tôt par de simples "baroudeurs" avec dix fois moins de moyens. Des amateurs à qui ils avaient ni plus ni moins repris l'idée. Le plus scandaleux, un journaliste proche l'a vécu : un professionnel de ce genre de "premières" hors compétition tombe dans le Grand Nord sur un voilier rempli de joyeux plaisanciers italiens. Notre héros fulmine. Les journalistes, à son bord, viennent de comprendre que l'exploit auquel ils sont venus assister à grands frais n'est pas plus hardi qu'une partie de canotage au bois de Boulogne par un jour d'orage. Les Italiens, heureux de voir du monde, saluent le "héros". Ils lui demandent s'il ne disposerait pas, avec toutes ces antennes sur son fier navire, d'une précieuse carte satellite du pack de glaces ? "Non, désolé, mon récepteur radio est en panne", répond ce hibou. Dans le carré, à l'intérieur de son navire, les cartes en question étaient posées sur la table. Pour ma part je connais je le jure, un membre d'équipage d'un autre navire, propriété d'un baroudeur des mers pacifiques, qui a coulé son navire pour contenter le soif de retombées de son sponsor.
Rien à voir avec Maud, j'en suis plus que certain. Mais comment reconnaître les aventuriers sincères des autres ? Où mettre la frontière entre exploit et singerie de l'exploit ? Entre sincérité et manipulation lorsqu'aucune limite n'est érigée ? La glissade n'est-elle pas facile dès qu'il s'agit de rembourser des banques ou de satisfaire un commanditaire ?
C'est d'autant plus dommage que ce qu'a vécu Maud est par ailleurs, humainement difficile, sportif et remarquable.
"Et quand je monte sur le pont à l'aube, il m'arrive de hurler ma joie de vivre en regardant le ciel blanchir sur les longues traînées d'écume de cette mer colossale de force et de beauté, qui parfois cherche à tuer. Je vis, de tout mon être. Ce qui s'appelle vivre. Et peut-être faut-il aller plus loin encore en regardant la mer".
Bernard Moitessier (La longue route, Ed. J'ai Lu) est le navigateur de Joshua. Pour les jeunes, je précise qu'il est en 1969 leader de la première course en solitaire autour du monde par les trois caps (vents portants). Au moment de remonter en Atlantique, la partie gagnée, il se rebiffe, annonce dans une lettre (il n'a pas de radio) qu'il n'ira pas couper la ligne d'arrivée, renonce à son prix, au prestige. Il estime qu'il perdrait son âme dans le tintamarre des médias, confie ses films et une lettre à son éditeur à un navire et repart, sans escale, jusqu'à Tahiti, pour y rejoindre des amis).
"Je n'en peux plus des faux dieux de l'Occident toujours à l'affût comme des araignées, qui nous mangent le foie, nous sucent la moelle. Et je porte plainte contre le Monde Moderne... Il détruit notre terre, il piétine l'âme des hommes..."
Excessif ? Peut-être. A chacun de choisir le monde dont il désire faire le tour.
PS : l'Anglaise Dee Caffari est la première femme à avoir accompli en solitaire un tour du monde à l’envers (dans les conditions longues du record, en partant de l'hémisphère nord). Partie de Southampton en novembre 2005, elle y revenait en mai dernier après avoir parcouru 29 100 milles en 178 jours.
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