Ah mais ! Est-ce cette chaleur qui me donne de tels désirs de glaces ? Voici que je vous propose un autre texte polaire. Il s'agit de la première contribution d'un "invité" dans ce blog. Une manière d'en inviter d'autres. Vous ? Cet article rédigé par Nicole Van de Kerchove est publié ce mois-ci dans "Carré Voiles", fort élégante revue marine en vente par nos kiosques.
Je trouve ce témoignage profond. La navigatrice immobile, cernée par le crépuscule polaire y livre la sensation du temps, vécue à bord du voilier polaire "Vagabond". Elle devait effectuer une bonne part de l'hivernage, la "prise dans la banquise" du navire d'acier, sur la côte sud du Spitzberg, d'octobre à décembre 2006. Seule à bord. Pardon. Nicole vivait avec trois chiens, encerclée d'ours (eh oui), d'aurores boréales et de vilains glaçons qui pilonnaient la coque aux humeurs du vent. Une folle horde quoi.
LE TEMPS DES GLACES
Par Nicole Van de Kerchove
L’horloge sert à peser les retards. Il arrive que l’horloge tombe en panne et comme l’auto perd de l’huile, l’horloge perd du temps. »
Mon enfance ne m’a pas appris les heures. Les seules à respecter étaient aussi rares que la leçon de piano du lundi, ou un occasionnel rendez-vous chez le dentiste. Je n’allais pas à l’école. Plus tard, mes différentes occupations n’ont pas non plus été régies par des horaires. Les quelques fois où j’ai travaillé à heures fixes m’ont fait le même effet que si j’avais dû marcher sur une corde raide sans avoir appris. Et quand j’ai su, cela m’a profondément déprimée.
Que se passe-t-il quand notre plus grande horloge, le soleil, s’en va ?
Imaginons vingt-quatre heures d’obscurité. Que reste-t-il pour mettre en ordre quelque chose qui ressemble à des journées… Et cela est-il important ? Ou au contraire l’occasion de laisser glisser le temps sans le nommer matin ou nuit, se laisser flotter dans un rythme qui ne sera plus dicté par un astre ni par une vie sociale, puisque je serai seule. La tentation est grande de goûter cette nouvelle sorte de liberté. Mais jusqu’où vais-je aimer l’inconnu…
Je veux bien me perdre dans les bois, mais avec un GPS au fond de ma poche. Vivre sans nommer le temps, ce doit être un peu pareil, on se perd.
Ce sont ces questions que je me pose en arrivant par 77°53 nord, au Spitzberg, où le soleil est déjà bas sur l’horizon en cette fin du mois de septembre. Le jour va décroître d’une demi-heure par 24 heures !
Je vais séjourner trois mois sur un bateau pour un voyage immobile, dans une mer de glace.
Lorsque j’arrive à Longyearbyen en cette fin d’été, comment ne pas remarquer la course insolite du soleil. Au lieu de se lever à l’Est, de faire un grand tour en haut du ciel pour aller se coucher à l’Ouest, il fait un cercle presque à l’horizontale, juste au-dessus des montagnes, sur 360 degrés. La belle lumière du soir qui fait le bonheur des photographes reste pratiquement identique toute la journée. Elle caresse les sommets enneigés de rayons dorés, roses, mauves.
Lorsque le soleil disparaît pour sa longue nuit australe, la lune arrive et prend le même chemin à tourner en rond au ras des sommets au lieu de s’élever dans le ciel.
Le matin du départ de l’équipage, la question de savoir si je vais dériver dans l’absence de repères est vite mise de côté. Je sens l’urgence de me cramponner à la date comme à un axe vital à mon isolement. Et aux heures, qui vont devenir une présence.
Mes vigilants gardiens du temps sont le calendrier que j’ai dessiné, et le journal que je tiens. Pourtant, un jour, il s’y glisse une erreur ! Je fais appel à l’ordinateur, qui ne me livre aucune réponse : pas plus que le téléphone portable, il n’a été programmé à la bonne date. Surgit un flou inquiétant. Je calcule sur mes doigts, je fouille fébrilement dans mes affaires pour retrouver le vieux billet d’avion, le ticket de caisse de mes achats en arrivant…
Autant de réalités palpables pour cerner l’insaisissable qui se dérobe encore en refusant de faire correspondre le bon jour avec la bonne date. Mais finalement, je crois que je le tiens ! C’est alors que le téléphone sonne et que Jean-François me dit sans l’ombre d’une hésitation que nous sommes la veille. Mes certitudes tombent comme un château de cartes, bizarrement je me sens très mal de revivre « hier » !
Ce n’est que bien plus tard que j’apprendrai que Jean-François s’est trompé ! Pareil mais dans l’autre sens : en sautant une case sur le calendrier, je vais ressentir le manque d’une journée jamais vécue.
Tout cela prend trop d’important pour passer inaperçu et je me regarde avec sévérité. En parlant de temps, il est temps de faire quelque chose.
Je vais apprivoiser l’absence de repères. Petit à petit, me laisser glisser vers la confiance de circuler sans la béquille des heures. Il suffisait d’essayer, c’est beaucoup plus simple que ce que je croyais. Le manque devient rassurant : on n’a plus besoin de ce que l’on n’a pas, au lieu d’avoir peur de ne plus l’avoir. Même que Monsieur de la Palice serait d’accord avec moi !
Cela ne s’est pas fait d’un coup. Comme on rentre dans un bain en augmentant petit à petit la température, je me suis habituée à ne plus regarder ma montre, jusqu’à ce que m’apparaisse la facilité de ne plus avoir à tenir ce régiment d’heures dans l’ordre des choses à faire.
(Il faut dire que j’ai un handicap certain à la base : je suis du signe de la Vierge. Et les Vierges, ça range tout…)
TEMPS
Ma dernière horloge a disparu avec l’ultime quartier de lune.
La nuit polaire.
Le noir échappe à toutes les mesures de temps.
Je l’ai laissé s’enfuir, se noyer dans l’obscurité, j’y ai plongé doucement avec la sensation d’un doux vertige du « rien ».
C’est comme de sauter d’une falaise vers un sol qui n’existe pas. Vertige, appréhension, puis on se décontracte et on plane comme un oiseau sans ailes et sans corps.
Le sentiment de chute petit à petit s’efface jusqu’à disparaître, dernière sensation de mouvement. C’était l’ultime vestige du temps qui passe, et à travers lui, de notre existence.
Ne plus exister, voilà, c’est ça. On triche. On peut tricher un certain temps.
Mais c’est sans compter avec l’humain qui sommeille en nous. Cela fait des millions d’années que le soleil existe et nous a imposé son rythme, ça ne s’oublie pas en quelques semaines.
Et sans savoir pourquoi, dans notre chute immobile, voilà que l’on commence à essayer de se rattraper aux branches, aux heures, pour se rassurer avec une mesure de temps qui atteste de notre existence. Pour arrêter notre disparition.
C’est la fin de cette intrusion dans l’infini.
Les vagues mais toujours présentes horloges du temps :
Le sommeil
Le niveau du baril d’eau
Les chiens qui aboient pour la soupe
Le nombre décroissant des carottes
La faim me direz-vous. Eh bien non, elle profite de la relative inaction pour se faire oublier.
Les heures sont donc revenues, mais tout en douceur et chacun chez soi : elles ont gardé leur indépendance et moi la mienne. On s’entend très bien comme ça. Le temps s’en va son petit bonhomme de chemin, tantôt je l’accompagne, tantôt il s’occupe tout seul. En tout cas, il n’essaie plus de m’emprisonner et je ne cherche moins à le discipliner. Nous avons fait de gros progrès depuis le début de ce séjour !
Le matin, le temps pétille, il est pressé. Le temps n’a pas le temps. Je dois le sermonner pour qu’il me laisse en paix faire chauffer l’eau du café, noter les relevés météo et écrire.
Il a tout de même réussi à m’échapper car le milieu de la journée est bien passé lorsque je mets la soupe à chauffer sur le poêle. Mais là, je sais que je vais le rattraper, le temps. Il commence à traîner la savate en milieu d’après-midi et je dois même le tirer un peu pour arriver à l’heure du DVD. Un film que je regarde sur mon ordinateur, une récréation que le temps va traverser au pas de course.
C’est en soirée qu’il devient pénible. Un pot de colle qui retient les aiguilles de la montre. Ce sont les heures de plomb. Je le traîne derrière moi vers les souvenirs, puis les projets, même s’il essaie de me faire des crocs en jambes pour m’aiguiller vers des soucis qu’il adore dramatiser. Je ne me laisse pas faire ! Pour endormir le temps, j’allume la lumière et je lis.
Il est coriace et arrive à résister encore pendant des heures, mais je sais que j’aurai le dernier mot et qu’il ira se perdre dans le sommeil.
De temps en temps aussi, il y a les heures immobiles. Elles surgissent n’importe quand et sans prévenir. Celles-là, pour s’en débarrasser, il faut surtout faire comme si on ne les remarquait pas. Comme un caprice d’enfant, si on y répond, c’est sans fin. Tourner le dos, s’activer, trouver des choses à faire, et au bout d’un moment, les heures immobiles se remettront en route toutes seules.
Mes journées ont ainsi repris un petit air civilisé, presque ordonné. C’est mieux pour mon proche retour au pays des heures, des rendez-vous, des temps, des juste à temps, des pas le temps, des trop tard et des quelle heure est-il ?
Mais parfois, je pense à la manière dont les premiers Maoris imaginaient leurs voyages. Pour eux, les îles et l’océan étaient en continuel mouvement. Il fallait juste ramer dans la pirogue pour assurer le sur-place, jusqu’au passage de l’île.
Peut-être le temps est-il parfaitement immobile. Je me promène, je marche sur sa trame, seule à créer un mouvement qui s’inscrit dans une durée. Là, on parle de temps. Mais le temps, c’est lui, ou moi ?
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1 commentaire:
présent, cette notion d'état, comment peut-elle être confiée à un bout de bois ?
Illusions ?
impression ?
Croyances ou bien foi, le baton pour s'orienter parmis les planètes est devenue cadran solaire et grande misère.
quelle est cette triste destinée qui se trouve en nos mémoire, est-il probable que l'étude des possibilités du futur nous la fasse conservée ?
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