4.6.07

Les autistes sont-ils ailleurs ?

Ce texte fut publié dans le Figaro, il ya quelques années, à l'issue de plusieurs semaines de reportage à l'IME de Chelles. Cette immersion, et les troublantes rencontres produites à cette occasion ont constitué le point de départ de mon roman "Le complot des papillons".

Nota : les prénoms des enfants ont été changés

Le gazon, chahuté de quelques douces buttes est planté de petits drapeaux rouges. Cette nappe verte, c'est un golf. Une dizaine d'adolescents de la section des «grands», et deux éducateurs s'y activent. De joyeuses silhouettes en bottes et combinaison de jardinier, qui vont, bêche à l'épaule, ou poussant la brouette. La minuscule mer de verdure semble comme protéger du monde l'archipel de maisonnettes blanches de l'Institut médico-éducatif (IME) de Chelles (Seine et Marne) et ses soixante enfants présentant des retards mentaux et des troubles autistiques.
photoMèche grise, regard piquant, Alain Gillis, médecin psychiatre et directeur de l'IME contemple la fosse creusée pour planter un nouvel arbre. «Une vraie taupinière, ici... Cela n'arrête jamais, le jardin est leur merveille, une œuvre jamais achevée». Pourquoi un golf ? «C'est un moyen, un outil simple. Ils jardinent, ont un travail, une mission, et puis ils jouent, tapent la balle. Cela n'a l'air de rien mais pour ces enfants c'est une joie intense.»

D'une certaine manière ce golf pourrait encore symboliser les horizons de sa vie de médecin, de celle de l'équipe, des gosses qu'ils tentent de faire revenir au monde. Alors les trous du golf seraient des questions. Et les trajectoires des balles la manière dont les soignants tentent de répondre, de toucher à l'essentiel sans produire de dégâts.

Guérir ? «Oui pourquoi pas, en tout cas on peut les soigner, les mettre en paix avec le monde... Mais deux psychotiques sont toujours différents... Ne dites pas autistes. Mais psychotiques à troubles autistiques». Alain Gillis, de sa voix chaleureuse, est une sentinelle des mots.

L'IME Michel de Montaigne accueille les enfants dans la journée, aux horaires d'une école. Vus de l'extérieur, les enfants y vivent, jouent, peignent de jolies fresques apprennent, ou... ne font rien. Ils suivent des thérapies aussi. Des gestes connus sous les appellations de «holding», où intervient un parent, qui immobilise l'enfant sur ses genoux et le sollicite, ou encore de «packs», pour désigner l'enveloppement du psychotique dans un drap mouillé. L'enfant y est maintenu quelques dizaines de minutes afin de prendre conscience de son enveloppe, de ses limites corporelles.

«Je n'aime pas introduire un observateur extérieur dans un pack, c'est vraiment une expérience forte entre le soignant et l'enfant, mais bon...», annonce Alain Gillis. Dans la petite pièce paisible et assombrie, Lilian, cinq ans, est déjà déshabillé. Hélène et Christiane, deux éducatrices de la section des petits l'emmaillotent dans un drap humide, à température ambiante.
La situation est étrange. Lilian exprime une résistance. «Non, je ne veux pas...». Mais son corps, lui, anticipe les mouvements, grimpe... semble désirer ce moment. D'ailleurs la plupart des enfants passent leurs journées à demander des packs, a en simuler, à en pratiquer avec des draps ou des couvertures qu'ils dénichent dans les placards de l'IME. Quelques jours plus tard, on verra Lilian exiger ainsi d'avoir à nouveau un pack.

Lilian se laisse allonger sur le lit. La tête s'agite, les yeux sont fixés sur les adultes. Alain Gillis s'approche, croise ses yeux avec Lilian. Les deux femmes maintiennent doucement les jambes et les bras du garçonnet. Le registre de sa voix change. Un processus d'échange se met en place. Lilian quitte ses boucles répétitives, ses automatismes réduits aux acquêts, et commence à scruter ceux qui l'entourent. Son corps de détend, laissant s'installer comme une résignation de ne pouvoir se mouvoir. Une métamorphose. Il voudrait se réfugier dans ses repliements, ces positions fœtales qu'il affectionne tant. On l'en empêche doucement, alors il se met a bavarder dans le vide. Il a mis sa fuite dans la voix.

Le Dr Gillis lui parle, pose et retire sa main de la bouche de Lilian jusqu'à transformer la cascade de mots en ce babil cadencé, le «wawawa» régulier des enfants. Lilian joue avec cela, et impose un rythme. Mais l'autre, l'adulte, varie et surprend l'enfant en changeant de geste. Désarçonné, Lilian reste quelques instants comme suspendu et regarde autour de lui, autrement. On lui demande de s'asseoir. Il répond qu'il est trop lourd, «coincé...». En fait, les mains des adultes s'opposent à ce qu'il se redresse, pour qu'il sente son corps. Lilian se tend, force. Puis les mains lâchent doucement. Le garçonnet se plie en deux, ouvre encore ses yeux ronds, et laisse un silence heureux s'installer.

A la sortie de l'expérience du pack, Lilian sera «mieux», comme le rapportent les parents, les jours suivants. Réceptif au monde, aux autres. Pour combien de temps ?

«Il faut que cela tienne, et tout notre travail au quotidien, entre les packs hebdomadaires, c'est d'aider les enfants dans cette ouverture», explique Hélène, qui anime le groupe auquel appartient Lilian. «Pour cela on ne les laisse pas s'isoler, on intervient..

Que se passe-t-il pendant un pack ? Quel est l'enjeu de cette pratique étonnante qui paraît dénouer des résistances profondes chez les enfants?

«On dit souvent que les autistes sont vides, qu'il sont incapables de communiquer. Je dirai plutôt qu'ils sont pleins, trop heureux de ce remplissage isolant, obtenus à force de comportements répétitifs...», détaille Alain Gillis. A ses yeux les troubles autistiques expriment une autosatisfaction, une autosuffisance redoutable. Toute la puissance d'un être consacrée à se confondre au réel.

Il y a cet exemple d'une enfant autiste qui regarde la télévision avec la photo du frère disparu installée à côté d'elle, sur le canapé. Le signe du frère est suffisant, équivalente au frère. L'image remplit la fonction de l'être manquant. «Ils sont dans le monde, mais pas encore venus au monde. Ils peuvent être virtuoses, capables de dessiner par cœur des plans de métro, mais ne sont en fait concernés, affectés par le monde».

Hélène le dit autrement : «je ne suis pas toujours certaine d'exister vraiment pour eux, d'être davantage qu'une chose présente dans la pièce»

Leur «trop plein» intérieur est un rempart. Il empêche le construction d'une relation. «On travaille a créer de la résistance, un décalage. Comme pour siphonner le réservoir d'une voiture, il faut aspirer dans le tuyau. Créer un premier vide. D'une certaine manière c'est ce que permet le pack. C'est un appel à communiquer», poursuit Alain Gillis. Le travail de l'équipe de l'IME Michel de Montaigne est structuré autour de cette idée. Produire une altération dans l'édifice autosuffisant de l'autiste.
La pièce est petite, chaleureuse. Des pastels, des voitures, des jeux, des lettres jonchent le sol... Un coin pour peindre au mur, trois petites tables, des étagères qui se sont peu a peu lustrées et remplies des jours passés ici.

C'est avec son regard que Steve assiège l'étranger. Du haut de ses huit ans, il attend... Ca y est, tu me regardes, disent ses mirettes lorsque, enfin, les yeux se rencontrent et se croisent. Alors le gamin fend un immense sourire, rigole en silence, et dévisse la tête. Encore ? Encore... Dix fois, trente, cinquante... c'est sans fin. Regard, contact, sourire, esquive. Les jeux du regard et de l'évitement, tous les enfants les pratiquent aussi simplement que le vent pousse les nuages dans le ciel. Mais pour Steve de tels rituels sont étirables à l'infini. Recopiés des dizaines de fois. Des heures durant. A vrai dire, il n'y a pas de vent, ni de nuages. Tout cela flotte à la surface d'un lac sans profondeur.

Plus loin, Victor, sept ans. Depuis une demi-heure le bambin pâle et souriant tourne le dos, et le front contre la vitre, scrute. Le paysage de toboggan, de bac à sable et de gazon il en connaît le moindre gravier depuis des années. Quand il est arrivé à Chelles, il rampait par terre. Dans le coin opposé, Simon, 7 ans. Sa mission consiste à terminer un dessin ébauché au mur. Il tient quelques secondes, face à son œuvre, puis part tourbillonner dans la pièce, extrayant les sons les plus rauques de sa gorge.

A la grande indifférence de Gaëlle. Attablée et immobile, l'adolescente blonde paraît géante, du haut de ses quinze ans. Elle aussi devrait dessiner. Elle reste figée, son feutre suspendu, dans l'attente d'une gronderie. Elle sait qu'Hélène ne la laissera pas ainsi, à prolonger cette absence. Mais Hélène est aux prises avec Romain. «C'est notre quotidien. On n'arrête pas. Il faut en permanence interagir. Briser le bruit de fond. Sinon, il ne se produit rien, les enfants moulinent du vide en faisant comme s'ils jouaient ou composaient des mots.

«On prend les choses comme elles viennent, mais on repositionne ce qui se passe dans un contexte, dans notre connaissance de l'enfant, sans interpréter à tout prix, sur le champ...». Jacques, un éducateur de la section des grands souligne qu'à Chelles, au contraire de nombre d'IME, les éducateurs restent, ne se découragent pas. «Les méthodes mises en place fonctionnent, on est loin des dogmes de la psychanalyse, du comportementalisme et de l'apprentissage à tout prix. Ou même de la psychiatrie étroite d'esprit. On est en situation de recherche et de réflexion. C'est motivant»

Romain oppose toujours son inépuisable résistance à Hélène. Le longiligne bambin de huit ans répète soigneusement tout ce qu'elle dit, intonations comprises et écrit des phrases où les mots sont colés, sans espace. Une litanie. Il hurle si l'on tente de séparer les mots. Elle le prendra contre elle, pour briser ce moulin des redites.

La section des petits, ce sont quatre salles aux portes ouvertes, avec la cuisine, où l'on s'amuse à préparer les repas. On pourrait se croire dans une école primaire comme une autre. Dans le grand couloir sont alignés les petits manteaux. Par les portes ouvertes s'écoule un bruissement. Parfois ce chaos change de rythme, s'interrompt. «La continuité se rompt», dit Alain Gillis, sortant pudiquement de son tiroir quelques lettres. Les remerciements de parents ravis d'avoir vu leur enfant venir au monde et découvrir la paix contenue dans le silence.

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