Il ne ferait pas de mal à un nuage. Barbu blanc comme Marx, lunettes plus rondes que Trotsky et sourire en sentier qui bifurque, je l’ai connu par Isabelle mon amie paysagiste. Et dans cette soirée gazon et moustiques du côté de Fontainebleau, nous nous abordons tels deux gros bourdons : verres de rouge à la main.
Appelons-le Samuel : "Salut, je suis apiculteur". Et comme tous les hommes qui partagent la vie des abeilles, il avoue un lent désespoir de voir les ruches péricliter. Samuel a choisi de rompre pas mal de ponts avec notre monde des objets et des carrières, de vivre dans une cabane, sans électricité et si peu. Ermite dira-t-on de loin. De près ? Heureux. Sa lumière vrombrit pour lui.
Pas même énervé, Samuel. Pas de colère contre le monde qui va mal, non. Ce sont ses mots légers qui me retiennent auprès de lui. Douce élégance de la vie. Pas même de haine contre ces insecticides accusés de nuire aux besogneuses à pollen, désormais restreints à l’usage. Non. Si Samuel est peiné, c'est de voir chaque année mourir plus de la moitié de ses ruches. Mais aussi de constater que les autres, nous, oui nous tous, considèrons au fond que l’on peut disperser des produits mortels à travers champs et rivières sans imaginer que tout cela finira mal. Déjà tant de fleurs et de papillons ont quitté nos champs. "Sinon, on agirait", éternue-t-il.
photo"Le problème, dit-il, c'est qu'elles ne meurent pas toutes les abeilles. Elles ne tombent pas raides, là, devant les experts, bien net pour les statistiques". Ce mal de la pollution chimique est insidieux, comme tous les vrais maux. Mais Samuel voit bien, lui, que ses belles tournent en rond, ne retrouvent plus leurs alvéoles, et s’épuisent sans conviction.
Les abeilles, dans la mythologie, sont le bourdonnement de nos âmes. Et alors ? Que leur faisons-nous, à nos âmes ? Devrons-nous, comme Virgile, imaginer, prier, espérer qu’elles renaîtront des entrailles de nos vaches sacrées ?
Bon, à propos des abeilles, savez vous qu'elles savent "presque" compter ?
Dans un pré du Brandebourg allemand, elles sont des centaines, qui filent et besognent en vrombrissant. Vieil étonnement humain devant ce minuscule organisé : mais comment font-elles ? Naviguer, butiner, communiquer, s'organiser... Ce jour-là Lars Chittka et Karl Geiger, de l'Institut de neurobiologie de l'Université de Berlin tentent de savoir si Apis mellifera sait compter des repères jalonnant son parcours de butineuse. Et pour cela, le pré devient le lieu d'un étrange ballet. A chaque fois que leur trentaine d'ouvrières est rendue à destination, sur une cible sucrée, les chercheurs se précipitent, et les abeilles sont capturées. On les ramène ainsi à la ruche, dont la porte se referme.
Une étrange agitation (des hommes) s'effectue alors. On modifie l'écartement de grandes toiles jaunes, on en ajoute une ou deux, on place une autre coupelle sucrée ailleurs, on vérifie méticuleusement les écartements des repères à la visée, avec un théodolite d'arpenteur. Et puis quelques gouttes de sueur plus tard, on relâche les abeilles, en scrutant de près où elles vont aller s'empiffrer de glucose.
Ce petit manège est bien une expérience. Et la question est : les abeilles comptent-elles, oui on non ? Pour répondre, les moissonneuses de pollen doivent se débrouiller dans ce pré de trois cent mètres, ponctué de point de repères très visibles et identiques, des toiles de tente jaune de 3,46 mètres de haut, précisément
Le piège est simple : les abeilles ont été habituées à se régaler sur une coupelle située entre la troisième et la quatrième tente. Si l'on augmente sans crier gare le nombre de tentes entre la ruche et la friandise, combien d'abeilles vont se tromper et freiner à la troisième guitoune ? Et combien, malgré tout, arriveront à bonne distance et trouveront leur délice, désormais situé à la quatrième ou la cinquième tente ?
Les résultats : un tiers des abeilles se trompent lorsqu'on ajoute des tentes. Elles atterrissent après la troisième, comme lors de l'apprentissage. Comme si elles accordaient au « comptage » du nombre de tentes (et non à leur odorat) le soin de leur indiquer leur distance. Par contre d'autres ne se trompent pas, poursuivent leur chemin et atteignent la coupelle bien garnie, et évidemment toujours placée à une distance comparable de la ruche. Ce qui fait dire aux humains observateurs qu'elles doivent utiliser d'autres compétences pour leur navigation que le simple repérage des tentes.
Il y aurait donc des abeilles « compteuses », et d'autres, qui naviguent à l'estime, tenant compte de leur effort, de la vitesse et la direction du vent pour savoir ou elles en sont.
Plus vraisemblablement, estiment les chercheurs, il s'agit d'une combinaison des deux choses, certaines se basant davantage sur les repères spatiaux et les autres sur leur sens de la navigation...
De fait les abilles ne comptent pas, mais enregistrent une série d'éléments visuels. Une "séquence mémoire" qui leur permettra d'être en mesure de retrouver des fleurs intéressantes, dans un massif par exemple. Hors si les abeilles savent construire des "films" de souvenirs du type survoler T puis B puis C, elle savent aussi probablement construire des scénarios du genre survoler A puis encore A puis encore A.
Ceci serait alors, tout de même (le chercheur est têtu) une forme très primitive de comptage, du "protocomptage", où A,A,A, ne ferait pas A, ni 2A+A. Simplement une séquence "familière" A . A . A . , que l'on sait différencier de A , A ou de A , A , A , A.
Pour la navigation proprement dite (une abeille parcourt, en ramenant les valeurs à l'échelle, plus de 100.000 km dans sa vie) elles utilisent la hauteur du soleil, extrapolant même la vitesse apparente de l'astre dans le ciel. A tel point que certaines abeilles nocturnes utilisent la position théorique du soleil sous l'horizon, pour leur repérage et danses de localisation des fleurs. La polarisation de la lumière, également, leur donne une indication sur la position du soleil, quand le ciel est couvert.
Elles se servent également du champ magnétique terrestre. Lorsque l'on modifie artificiellement sa direction au sein de la ruche, les abeilles changent la direction des rayons qu'elles bâtissent.
Outre l'étonnante danse, qui leur permet d'indiquer à leurs congénères la direction d'une zone de butinage par rapport au soleil, ainsi que sa distance (frétillements), les abeilles disposent donc d'un système de navigation particulièrement sophistiqué, dont toutes les facultés n'ont pas encore été explorées.
Surtout , une idée qui semblait il y a encore quelques années une hérésie s'est imposée : elles disposent d'une « carte mentale » des environs de leur ruche, avec des repères familiers, ce qui leur permet de s'orienter très facilement en terrain connu, et de retrouver leur ruche, même si elles ont été transportées dans une boîte noire en limite de leur territoire.
Elles notent ainsi la position de repères très familiers, comme de rangées d'arbres, par rapport au soleil, aux différentes heures de la journée.
Ce qui leur permet de substituer ces repères remarquables au soleil lorsque le ciel est trop couvert.
En général, sur terrain connu, les abeilles s'orientent grâce à de tels repères (d'où la capacité à "quasi-compter), mais communiquent avec leurs soeurs, lors des danses, en utilisant la référence commune du soleil. Ainsi chaque abeille peut se fabriquer ses propres repères géographiques, en fonction de son expérience du lieu et de ses repères préférés.
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