Kourou et ses nuages de fumée spatiale, bien sûr. Pas seulement. Le carnaval, le désert de la place des Palmistes, le dimanche matin. Les sorties à la Crique, le soir, poches vides, pour aller se frotter aux princesses et aux mauvais garçons. Les discussions avec les Haïtiens, dans les odeurs de tambouille mêlée de terre humide, et la traversée de la magique forêt avec les indiens Maronis, ombres qui soudain s'évanouissent sur la trace d'un animal, et vous laissent des heures, paralysé dans l'Océan vert, à la merci de vos terreurs inavouées...
Patrick Balta, ancien pêcheur, charpentier de marine, est architecte naval. Au fil de nos discussions, comme nous parlions voiliers et voyages, et écriture aussi, il a bien voulu me montrer ses textes sur la Guyane. Je les trouve bouleversants. En voici deux premiers.
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LE CONTEXTE :
« J'avais 21 ans, en 69. Demi-propriétaire avec mon père et patron d'un bateau de pêche de 17 mètres acheté à Audierne. Un ancien thonier à moteur construit en chêne. Le pauvre n'a pas résisté à l'attaque des tarets dans la rivière de Cayenne.
Le seul endroit en Guyane à l'époque pour sortir un bateau était à St Laurent : un slip-way installé par les Américains de la COCOMA, Compagnie de Congélation du Maroni. Les Américains pêchaient la crevette, la "paeneus bresiliensis" dans les fonds de 20 à 40 m entre le Maroni et l'Amazone, en gros.
Mais il fallait attendre un "créneau" avant de pouvoir sortir le bateau. Plus d'un mois sur place sans un sou. Le temps qu'il faut pour prendre goût au lieu, faire des connaissances. Tout va très vite dans ce genre d'endroit. J'y suis souvent revenu et je suis resté 6 mois à St Jean où je devais dessiner et construire une goélette de 15 m en bois d'amarante avec un
scieur du coin. Une autre histoire, qui ne vit jamais le jour.
SON TEXTE :
VII
Quelquefois, dans les contrées hivernales et froides, des hommes et des femmes imaginent une chaude et lointaine Guyane. Des mirages envoûtants hantent leurs songes pendant des années. Les idées de l'enfer vert étouffant de moiteur deviennent des douceurs dans leur cœur glacé.
Alors ils rêvent...
Ça arrive aussi un jour, en sortant du métro, sur le zinc, devant un petit noir et un croissant chaud. Une chanson, le vague souvenir d'un récit. La lassitude ou peut-être un chagrin persistant. Le désir grandit, refaire une nouvelle vie, loin de tout.
Le voyage commence déjà dans les livres et sur les cartes. Guyane, terre d'aventure, un espace si grand et si peu habité, justement, si peu habité... Les images se forment, jour après jour. Transpirer sous les arbres géants chargés de lianes, naviguer sur des fleuves généreux accompagnés de perroquets et de toucans affectueux. Oublier et tout reconstruire en plus beau, plus fort, plus attrayant...
A force de le désirer, ils arrivent enfin dans les rues de Cayenne.
Ce n'est pas la fin, c'est le début.
Des chiens faméliques traînent le long des trottoirs et dans les profonds caniveaux entre les maisons qui semblent avoir enduré des siècles d'intempéries sous leur toiture rouillée. Il fait si chaud qu'ils regrettent déjà les hivers glacés.
Où sont les paradis sauvages ? Faut-il encore les mériter ?
En passant près de la rivière Caca (« La Crique » qui traverse Cayenne a été fouillée sur l'ordre du gouverneur Laussat. Les marées remplissent et vident régulièrement ce canal envasé) ils pensent maintenant que tout est vrai, tout ce qu'on a dit, le climat suffocant et malsain, les microbes, les vermines, les parasites, les fièvres tropicales...
Des relents fétides de vase pourrie et de poissons morts dans des pirogues à moitié coulées, se répandent à travers les rues.
Le bagne avait sa place ici, c'est certain.
Cayenne, bidonville rouge, sale, brûlant, assis au bord d'une mer boueuse, opaque, inquiétante. Ici, on rêve des rues de Paris. Faut-il toujours rêver d'un autre ailleurs ? Le voyage n'aura-t-il jamais de fin ?
Et puis le soir arrive.
Les langues se délient. Le Guyanais parle un français clair et châtié. Il est avenant et communique avec aisance. Il dénigre sa Guyane en usant de mots qui parlent d'amour. Au bout de trois phrases, on comprend qu'il est sorti de cette terre qui transpire toujours des pores de sa peau. Cette terre immense, il aime la partager et ses yeux brillent de passion dès qu'il en parle ; elle est à lui et à ceux qui succombent sous le charme.
Les tôles rouillées et les palmiers se dessinent dans les couleurs flamboyantes d'un coucher de soleil apaisant ; on découvre que le charme de la Guyane est profond comme la forêt et que la réalité promet d'être plus envoûtante que les rêves.
L
Manuel fait gicler les têtes avec ses pouces. Combien de crevettes sont passées dans ses mains ? Le sait-il ? A quoi pense-t-il ? Le Brésil, sa famille, ses copains, la Crique à Cayenne avec les prostituées, s'éclater une dernière fois et mourir pour que tout s'arrête.
Manuel, à quoi penses-tu donc ? Le couffin que tu vas bricoler dans une écorce de maripa (palmier dont les fruits sortent d'une énorme "cosse") pour ton dernier-né, bientôt. As-tu un carbet à toi ? Bien sûr, une maison en bois le long d'une crique à l'ombre des palmiers bâches. Tu fabriqueras un escalier sur la droite en entrant, un balcon avec un hamac. Tu fais une sieste avec ta femme. Ta femme, que fait-elle, ta femme, en ce moment ? Qu'en sais-tu, tu es peut-être cocu. Mais pourquoi se faire souffrir inutilement ? Tu n'en baves donc pas assez comme ça ?
Embarquer sur une tapouille à la fin de cette pêche, un super voyage à la voile, en silence, le silence des vagues, le silence des crevettes, le silence des oiseaux. L'Amazone, loin de l'enfer, loin de la guillotine sèche (le bagne était ainsi qualifié). Tu ne sais pas qu'on appelait cet endroit de cette manière poétique mais tu n'as pas besoin de le savoir pour l'apprécier ! Bien sûr, tu rêves de rentrer au pays, te laisser aller un peu au sommeil, tout simplement...
Mais il faut continuer à vivre, alors tu ne partiras pas, tu continueras ici, tu te feras encore violence pour tenir. Tu n'as pas trouvé ce précieux boulot pour t'en aller si vite.
Manuel, tu te dis qu'il ne faut pas penser, juste arracher ces putains de têtes de crevettes, encore, encore... Encore un peu, encore une dernière fois parce que tu as tout flambé à la fin de la dernière campagne et qu'il faut pourtant continuer à gagner des dollars, nourrir les gosses, les faire grandir. Leur petite frimousse rigolarde, tu les aimes tellement. Bientôt tu verseras une larme à cause de la tendresse que tu ne leur donnes pas en ce moment. Tu les prends dans tes bras à moins que ce soit eux qui te tiennent la main. C'est ça, une larme, un petit coup de saudade, même si des fois tu voudrais tout laisser tomber et recommencer ailleurs...
Non, pas recommencer, jamais de la vie ! Tu en as marre de cette vie, ta vie qui passe si vite. Regarde ce jour, quel est-il ? Dans quelle année ? Tu vas encore flamber c'est plus fort que toi, une bouteille de tafia, deux jours de tafia, deux jours de débauche avec les filles de Cayenne, deux jours d'oubli dans leurs bras voluptueux avant de repartir pour une nouvelle campagne de trois semaines. Tout dépenser jusqu'au dernier centime pour en profiter à mort...
Un jour, ce sera la dernière fois, tu ne pourras plus repartir, tu seras malade ou trop vieux ou trop fatigué. Personne ne sera là pour te soutenir ou te remercier de tes efforts. Il faudrait y penser, oui, y penser quand tu auras le temps, plus tard, plus tard. Tu pourrais revoir tout ça, être quelque part sur l'Ile de Marajo à pêcher des machoirans, et ce serait bien assez pour se nourrir. Quelle idée d'être ici dans cet enfer ? Forçat volontaire sur un bateau américain. La Guyane et ses mirages ! Il reste ici un relent de prison et de bagne. Les Américains ont pourtant tellement insisté pour que la France ferme le pénitencier... Mais pour toi, Manuel, ce n'est pas une idée, c'est une façon de gagner ta vie.
Les mois passent, les uns après les autres. Ici, c'est dur. C'est dur de travailler vingt-quatre heures par jour mais tu n'as pas besoin de réfléchir, d'ailleurs tu n'en as pas la force. Plus tu arraches les têtes et plus tu gagnes des dollars, c'est tout. Et puis tu crois que, de toute façon, tu ne saurais rien faire d'autre parce que tu n'es pas allé à l'école, parce que tu n'es qu'un caboclo (métis d'Amérindien et de Portugais). Alors ce n'est pas la peine de penser à une autre vie, c'est trop difficile, on n'a pas le temps. On verra plus tard...
Bruits du Caterpillar, le rythme, la pulsation sur la cadence des vagues, une musique, une samba endiablée, le Carnaval de Rio.
Muito bom. Il y a plein de monde, on chante, on danse comme des fous. Une femme presque nue, là, dans la fumée de l'échappement, dans la fumée du Carnaval. La musique continue, toujours la même rengaine qui vient et qui revient sans cesse. Et les images défilent avec de plus en plus de couleurs. Tu te mets à parler tout seul en crevant machinalement toutes ces crevettes en pleine mer au large de ton pays. Tu t'évades comme tu peux, tu as ton truc à toi. Une cigarette, un coup d'œil sur la mer et te voilà reparti pour un nouveau voyage imaginaire. Rêver comme si de rien n'était pendant que tes mains travaillent toutes seules, une tête, une queue, une tête... Tu ne sais plus ce que tu fais, tu fais.
Maintenant tu ouvres les yeux. Il fait totalement nuit, tu avais oublié que tu étais dans ce cauchemar qui n'en finit plus.
Un petit banc de vingt centimètres, une raclette en bois, des gants en caoutchouc, des crevettes mélangées dans des tonnes de poissons morts, continuer encore...
La fumée de l'échappement tourbillonne dans la lumière du projecteur et les gouttes de pluie sont comme des flocons de neige.
Manuel arrache toujours les têtes des crevettes, assis sur la plage arrière du chalutier américain.
Qu'y a-t-il dans l'esprit d'un marin brésilien au large de la Guyane ou du Brésil ?
Par l'imagination, on peut sortir de ce bateau et le regarder s'enfoncer dans la nuit...
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1 commentaire:
Bonjour,
Je vais intervenir sans lien avec ce qui a été dit avant et je vous prie de m’en excuser. Il s’agit pour moi de vous faire découvrir un site récemment apparu sur lequel est présenté un photographe dont les portraits de dos m’émeuvent tant que je veux le dire à tout le monde. Allez voir sur http://philippemoraly.free.fr
Une internaute.
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