Génie à vingt ans, puis schizophrène, prix Nobel d’économie en 1994, le cas de l’Américain John Forbes Nash fascine et dérange. Excentrique, imprévisible, sa lucidité mathématique aurait-elle un lien avec la maladie ? A relire : sa biographie, dont a été extraite un film incomplet, qui nous plonge dans ce destin et cette étrange alchimie qu’est le cerveau.
Quelle est la part de génie que recèle la folie ? Et d’ailleurs combien de grains de folie faut-il pour prétendre au vrai, au pur génie ? La trajectoire de John Forbes Nash, mathématicien révolutionnant la théorie des jeux à l’âge de vingt et un ans, couronné par le prix Nobel d’économie en 1994, semble chercher une réponse cette double question dans le nauséabond gruau de la douleur.
Solitaire, ombrageux, introverti, snob et étrangement spirituel, l’enfant n en 1928 Bluefield, dans les montagnes de Virginie n’a encore rien vu des avanies de la vie. On l’a compris, l’archange aux cheveux blonds, le taciturne aux muscles d’haltérophile, le surdoué du prestigieux cercle des mathématiciens de Princeton a rendez-vous avec le pire. Et son histoire pourra bientôt se confondre avec celle d’un naufrage, d’une survie, d’un pâle et fragile sauvetage, et enfin de la gloire. Classique drame en quatre actes, dira-t-on. Oui mais le destin va massacrer le seul bien, le seul trésor de ce solitaire. Son éclaboussante intelligence. Une intelligence qui l’âge de trente ans, au détour de quelques mots et de quelques gestes ordinaires va s’évanouir. John se trouve soudain, immobilisé, muselé dans la plus raide des camisoles. Schizophrénie.
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Etait-il possible de discerner, dans l’enfance et la jeunesse l’annonce de la maladie ? Ce mystère résiste l’analyse, minutieuse, maniaque, de la biographie que consacre Nash la journaliste Sylvia Nasar, du New York Times. De l’adolescence au jeune âge adulte on croit pourtant discerner dans la structure mentale du mathématicien quelques jolies failles. Excentrique, Nash est un éternel emmerdeur, un imprévisible. Il boude au jeu, s’emporte pour une broutille. On ne l’aime pas. Seule sa force physique retient ses camarades d’école d’en faire un souffre-douleur. Plus tard, à l’université, il donne l’impression de ne vouloir se lier avec personne. Pour ne pas s’encombrer, pour ne pas subir d’influences... Jugé prétentieux, radin, il est maintenu à l'écart.
A Princeton, où il termine ses études, ces traits de caractères lui valent encore de solides inimitiés, et lui vaudront d’ailleurs de ne pas être embauché comme enseignant quelques années plus tard. Mais c’est dans son désert que Nash cultive, raffine son goût pour les mathématiques pures, et plus particulièrement la résolution des problèmes ayant résisté à d’autres. Car Nash est habité par une pure obsession : tout reconstruire, redéfinir, à partir de rien, avec ses propres démonstrations. Des démonstrations qu’il n’hésitait pas à qualifier de bien meilleures que celles de ses enseignants, et des auteurs de manuels. Son talent pour les mathmatiques s’étant précisément révélé au hasard d’une de ces démonstrations originales, où à la surprise de son maître d’école, il trouva une solution élégante et nouvelle pour établir un théorème classique.
C’est bien à Princeton, au contact de la théorie des jeux que son génie éclate. Le département de mathématiques de l’université, prestigieux, abrite alors des talents comme Albert Einstein (à qui Nash, étudiant de première anne, va aller proposer ses intuitions sur la gravitation) ou John von Neumann, auteur avec Morgenstern, en 1944, de la fameuse "Théorie des jeux et comportements économiques". Ces travaux partant du principe que les jeux de stratégie peuvent simuler des comportements humains, notamment lorsqu’il s’agit de ménager des intérêts, de gagner de l’argent sur les marchés boursiers. Les travaux de von Neumann avaient notamment inspiré l’arme américaine pendant la seconde guerre mondiale, en matière de stratégie.
Comment deux négociateurs rationnels vont-ils interagir, l'un face à l'autre ? Cette question était posée par les économistes et les mathématiciens depuis plusieurs décennies. Pour von Neumann et Morgenstern, la réponse était à chercher dans leur théorie des jeux. Mais comment formuler la question en termes mathématiques adéquats ? C'était une impasse.
Agé de 20 ans, Nash tourne autour du problème en cherchant un point de vue original (et sans aller s'empêtrer dans la littérature disponible sur le sujet), il utilise comme il le fera toujours, une approche différente pour simplifier le problème à la base. En fait, sa solution parait aujourd’hui évidente, puisqu’elle montre que les deux parties vont trouver un accord qui dépend de la combinaison des autres alternatives dont disposent les négociateurs et des bénéfices potentiels à retirer de l’accord pour l'une et l'autre partie. Une entre en scène fracassante.
Pour les détails sur "l'équilibre de Nash", voir Wikipédia (extraits :)..
Exemple chiffré :
Deux joueurs choisissent simultanément un nombre compris entre 0 et 10. Le joueur qui a annoncé le plus petit nombre remporte ce nombre, l'autre joueur gagne la même chose moins deux. En cas d'égalité, les deux joueurs subissent la pénalité de deux. L'unique équilibre de Nash de ce jeu est quand les deux annoncent zéro. Dans toutes les autres paires de stratégies, le joueur qui annonce plus ou autant peut améliorer son résultat en déclarant moins.
Exemple des marchands de glace sur la plage :
Deux marchands de glace doivent choisir un emplacement sur une plage de longueur donnée. Les prix et les produits étant les mêmes, chaque client ira vers le marchand le plus proche de lui. Il est facile de se rendre compte que le seul équilibre de Nash pour ces deux marchands sera celui où ils sont tous deux côte à côte au centre de la plage, bien que ce soit la position la moins adéquate pour la satisfaction de leur clientèle.
Dans l'adaptation au cinéma de la biographie, la découverte de cet équilibre est mise en scène par un manège de séduction.
4 camarades de Nash souhaitent séduire une fille parmi les 5 présentes.
Nash leur explique que s'ils suivent individuellement leur intérêt, ils tenteront tous les 4 de séduire la plus belle. Ils vont alors se court-circuiter et essaieront, par la suite, de se reporter sur l'une des 4 restantes. Mais "personne n'aime être un second choix", leur stratégie est donc vouée à l'échec.
La meilleure stratégie serait donc de s'entendre pour séduire chacun une des 4 autres filles évitant, de ce fait, tout court-circuit. Ils augmenteront ainsi leurs chances de succès.
Nash en déduit que la solution classique, celle de la main invisible de Smith est lacunaire.
Ce à quoi ses camarades rétorquent qu'il ne s'agit là que d'une stratégie destinée à séduire la plus belle...
La schizophrénie de Nash se matérialisa lorsqu’il fut sur le point de se voir nommé professeur au célèbre MIT de Cambridge (Massachusets), en 1959. Il avait soudain le sentiment que des messages émanant d’extraterrestres et à sa seule destination étaient codés dans les journaux. Puis les numéros de téléphone, les cravates, les chiens devinrent à leur tour des signes, des textes chiffrés, à lui destinés. Des signes de conspirations et de complots qui l’obsédèrent bientôt au point de dévorer sa vie. Ses démonstrations mathématiques devinrent totalement fumeuses. Nash, dans des éclairs de lucidité, en avait conscience. Il se frappait la tête contre les murs, fut interné à plusieurs reprises et sa femme, épuisée, divorca.
C’est lentement, peu à peu, raconte Nash, que le soleil revint. Personne ne sait très bien ce qu’est la schizophrénie, au fond, encore moins comment on s'en évade. Un jour, du fond d'une salle d'université, où il se recroquevillait, Nash émergea pour signaler au professeur qu'il venait de glisser une coquille dans un raisonnement. Certains spécialistes estiment que deux patients sur dix bénéficient ainsi de rémissions quasi "miraculeuses". Depuis quinze ans Nash va mieux, Alicia son ex-femme est revenue auprès de lui et il a repris un travail intellectuel, notamment sur les quations de l’univers et la gravitation. Son désespoir est désormais que l’un de ses deux fils soit, à son tour, interné.
Le livre : Un cerveau d’exception. De la schizophrénie au prix Nobel, la vie singulière de John Forbes Nash de Sylvia Nasar. Ed. Calmann-Lévy.
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