Le matin du prix Nobel (par PATRICE LANOY)
Je me souviens qu’avec son inusable allure de jeune homme gauche, Pierre-Gilles de Gennes était allé à Stockholm en solitaire, pour recevoir le prix Nobel. Le matin de la grande cérémonie, à l’aube, de la chambre ou je l’appelais au téléphone, il me disait dessiner. L’une de ses passions. Il faisait le portrait d’une jeune concertiste, aperçue lors de la soirée de gala, la veille. Anne-Marie, sa compagne géniale et patiente, était demeurée à Orsay, derrière les fourneaux de son incroyable "Boudin Sauvage" de restaurant.
"Toute cette effervescence est assez lourde à porter, nous n'avons pas envie d'en rajouter", disait-elle, sereine. Le "clan" de Gennes, avec ses trois enfants et ses sept petits-enfants fêta donc le Nobel au retour à Paris du héros, bien sagement. "Bien sûr nous sommes heureux, mais nous continuons notre vie comme avant". Ce que sa femme ne disait pas, bien des amis du couple le savaient. Pierre-Gilles avait davantage de passions que de vies. Trop ? Ses proches ont fait face, comme ils pouvaient. Il était impossible de ne pas aimer ce géant. Visionnaire, talentueux, complexe, couronné pour ses "coups de balais" sur la poussière de vieux concepts et théories ensablées, Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique 1991 a consumé son existence comme son travail: avec un immense paradoxe. Des flammes, une énergie folle, mais aussi l'intelligence de la discrétion. Quel écart !
À coup de déjeuners familiaux écourtés, de dimanches sacrifiés, il avançait, reconstituait les puzzles de la difficulté. "Jusqu'à ce que l'image de la solution s'impose, évidente". Merci, pourrait lui dire l'industrie : magnétisme, supraconducteurs, cristaux liquides, colles, polymères, on ne compte plus les domaines où ses approches, ses équations ont permis de travailler sérieusement, au lieu de faire de l'à peu près. "Des fruits mûrs que j'ai su cueillir au bon moment" s'excuse-t-il. Encore faut-il reconnaître une poire d'une pomme, ce qui en sciences est l'apanage des meilleurs (et qui agace les autres). Un éclectisme et une intuition stupéfiants, qui lui ont valu le redoutable surnom de "Newton". Même le comité Nobel, dans son communiqué, usait de cette comparaison à double tranchant.
Autant gêné par cette marée d'honneurs que par cette grande taille qui lui faisait dépasser les foules d'une tête, ce séducteur timide trouvait à son gabarit un seul avantage : les enjambées. Il ne marchait pas. Il courrait. On le qualifiait de surdoué ? Il refusait le qualificatif, rétorquait par des conférences sur ses erreurs passées, dont raffolaient les étudiants. Outre sa clarté de vision, ce chercheur a su créer des équipes, s'entourer d’affamés de science. "C'est à eux, et à mes maîtres que je dois tout" disait-il. Des craintes ? Une seule. "Que la récompense m'entraîne sur la pente savonneuse des médias, à parler de ce que je ne connais pas..."
Et quand on lui répétait que la France était en manque de prix Nobel de physique, et qu'on lui tendait tous les micros pour qu'il dise ce qu'il pensait du Monde, il répondait qu'il n'avait guère le temps, encore moins les qualités pour jouer les oracles.
Tout Nobel qu'il était, de Gennes entendait préserver de l'énergie pour ses travaux. Il en était capable. Plus d’un journaliste, même ami, s’est échoué sur l’écueil de son secrétariat, lorsqu’il n’avait pas envie. D'autres que lui auraient laissé mourir la flamme de la recherche sous la multiplication des responsabilités et l'étouffoir des honneurs : directeur de l'Ecole de Physique et de Chimie de la ville de Paris, professeur au Collège de France, membre de l'Académie des Sciences et de plusieurs académies étrangères, etc... Lui non.
Je pense à sa famille, ses tout proches, mais aussi à ces pairs, disparus avec moins d’hommages car un peu moins connus du large public. Et aussi à tous ceux qu’il a ébloui et passionné. Nobel ou pas, cela ne changeait rien, quand il s’agissait de parler de science et de bonheur.
Merci Pierre-Gilles.
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2 commentaires:
Bravo et merci pour ce beau texte sur un très grand bonhomme. Journaliste scientifique (j'ai été 16 ans rédac chef de Fusion, revue aujourd'hui disparue), il m'avait gentiment ouvert ses portes une fois, acceptant de me parler d'Yves Rocard, sur qui j'écrivais un dossier. Le respect de ses maîtres et la façon dont il parlait librement de ses erreurs en font pour moi un modèle pour les jeunes chercheurs.
Emmanuel Grenier
Merci de cet hommage inédit à PGG (ansi que ceux qui sont ci-dessus), et bravo pour l'article sur votre blog dans le journal Le Monde, c'est ainsi que je l'ai connu.
Pour vos lecteurs intéressés à un autre blog de sciences, le mien est www.maths-et-physique.net
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