Les critiques avaient tort.
un texte de HERVE THIS (Inra)
Beaucoup de belles choses ont été dites sur Pierre-Gilles, et l'on pourrait allonger considérablement la liste.
Souvent, les chroniques nécrologiques sont une façon de venir se montrer sur la place publique, mais ce n'est évidemment pas ce que je veux faire.
En revanche, je sais -parce que je lui en avais fréquemment parlé (au point qu'il m'avait demandé de figurer dans le groupe de création des "conférences expérimentales" de l'Ecole supérieure de physique et de chimie de Paris) qu'il était très attaché aux questions de transmission : alors qu'il refusait les honneurs et les rendez vous avec les journalistes, il acceptait facilement d'aller dans les écoles, collèges, lycées...
Je comprends donc que sa disparition doit être l'occasion d'aller de l'avant, dans cette direction, de réfléchir, si possible activement. Que devons-nous faire, pourquoi et comment?
Pierre-Gilles de Gennes : "Une premiere chose que j'apprecie dans le dessin, c'est son pouvoir de communication, plus grand que celui des mots. ... Je vois un autre domaine, plus subtil, ou l'art et la science se rejoignent."
(suite de l'article d'H.T.)
Les faits sont d'abord : une désaffection des carrières scientifiques, et, paradoxalement, de nombreux doctorants au chômage.
Ensuite, Pierre-Gilles a été critiqué de son vivant à deux propos. D'une part, certains ont dit de lui qu'il traînait toute son équipe vers une piscine, qu'il faisait un superbe plongeon admiré de tous, puis qu'il disait à tout le monde "on part", et il réentrainait tout le monde ailleurs pour répéter l'exercice. D'autre part, on l'a critiqué parce qu'il montrait des expériences simplissimes (casser des spaghettis, et voir qu'il se forme trois morceaux), en laissant croire que la science était cela, alors qu'il était un extraordinaire calculateur.
Ces deux types de faits me semblent liés, et résulter d'une analyse fautive de ce que sont la science et la technologie.
D'abord, je propose de faire une différence entre la science, d'une part, et la technologie, d'autre part.
La science, c'est la recherche des mécanismes des phénomènes. La technologie, c'est l'application des connaissances procurées par la science en vue d'améliorer la technique (d'où le nom de technologie, relisons les étymologies).
Et voilà pourquoi Louis Pasteur a dit toute sa vie que les "sciences appliquées" sont une aberration, une impossibilité. En effet, soit on cherche des mécanismes, au cours d'une recherche scientifique, et ce n'est pas appliqué ; soit on se préoccupe d'applications, et ce n'est pas de la science. L'un n'est pas mieux que l'autre, les deux activités sont différentes, et elles sollicitent d'ailleurs des capacités différentes des individus.
Pierre-Gilles avait beau s'intéresser à des phénomènes qui se rencontrent dans des situations familières (la pluie sur le pare-brise en verre des automobiles), c'est la compréhension (science) des phénomènes qui était l'objet de ses soins.
Il savait la différence entre science et technologie, mais il savait que, pour que naisse une bonne technologie, il faut aussi que les scientifiques accompagnent leurs découvertes vers les technologues qui feront l'invention. D'ailleurs, c'était une idée parfaitement partagée par mon ami Pierre Potier, hélas également disparu récemment.
Pierre-Gilles, pour revenir à lui, avait beaucoup réfléchi aux questions d'enseignement. Était-il d'accord avec moi sur l'enseignement des sciences et de la technologie? Je ne sais, mais comme j'essaie de me rendre utile à la collectivité, je livre ici mon idée. Dans une école d'ingénieurs, on doit enseigner la technologie. Mais pour enseigner la technologie, il faut montrer les résultats scientifiques les plus récents (ce qu'il faudra transférer vers la technique), et enseigner comment faire les transferts. Explicitement!
Au contraire, dans un endroit où l'on forme des scientifiques, il faut procéder très différemment : il faut mettre à niveau en science, mais aussi enseigner comment faire de la science. La méthode expérimentale, ou une autre (s'il en existe?). C'est quand même différent, non?
La confusion des genres a eu deux conséquences majeures : d'une part, nos sociétés n'ont pas bien su crier "Vive la science" (il faut expliquer au contribuable que la science n'est pas une fioriture, afin de donner à cette dernière les moyens de fonctionner, à condition qu'elle fonctionne correctement, sans dévoyer ces moyens vers la technologie) et, surtout, que nous n'avons pas compris qu'il fallait crier "Vive la technologie" (pour que les jeunes se dirigent vers une activité qui est capable de les faire travailler).
Le terrain étant maintenant préparé, j'en arrive aux critiques qui ont été faites à Pierre Gilles.
On l'accusait de montrer des expériences simples et de "masquer" une remarquable capacité de calcul? C'est injuste, parce que, quand même, avant de faire aimer le calcul (je ne parle pas ici des mathématiques, qui sont autre chose), il faut montrer que l'on peut avoir de vraies belles raisons de calculer. Et c'est cela, la beauté de la science (qui se distingue, je le répète, des mathématiques... que j'aime aussi beaucoup, mais ne confondons pas tout).
Pierre Gilles était un théoricien, mais peu importe : c'était surtout un homme de science. La science, c'est la science. Que l'on aime mettre les mains dans le cambouis expérimental, ou que l'on profite du versant expérimental pour faire découvrir à des plus jeunes que soi comment se procurer des données que l'on analysera, peu importe. Il reste que la science est l'observation de phénomènes, la collecte de paramètres que l'on assemblera en lois, dont on cherchera l'explications, avec de surcroît des tests expérimentaux qui chercheront à réfuter les théories que l'on aura produites... puisqu'elles sont insuffisantes et qu'on ne va pas quand même se satisfaire de ces théories... puisqu'on les sait insuffisantes.
Donc oui, Pierre Gilles calculait, et il était un grand scientifique parce qu'il calculait très bien. Et cela, c'est la science.
Il aurait pratiqué une politique de la terre brûlée? Calomnie : il a surtout cherché à donner beaucoup d'enthousiasme à de plus jeunes que lui, donné de l'énergie, du bonheur de faire de la science. Bien sûr, dans ce cas, on se trouve toujours dans la position de crier "Par ici ma bande!", et la "bande" est heureuse de marcher d'un bloc en direction d'un nouveau but. Que ceux qui veulent faire bande à part le fassent : personne n'était obligé de marcher à grandes enjambées intellectuelles aux côté (derrière?) de Pierre Gilles. Et puis, que de champs ainsi couverts : matière molle, matière granulaire, supraconduction, mouillage...
Je conclus avec nos façons de crier "Vive la Science" ou "Vive la technologie". Vive la science? Certainement, si la connaissance est notre meilleur rempart contre l'intolérance. Mais le cri a été nuisible, parce qu'il a fait briller les yeux de jeunes qui ont été jusqu'à la thèse de science... et qui n'ont pas trouvé ensuite d'emploi dans la science... parce que ce n'est pas là que sont les possibilités d'embauche.
Pourquoi, comme Louis Figuier, n'avons-nous pas crié Vive la technologie? C'est là que l'on embauche. C'est là qu'il faut des ingénieurs (et non pas en science, puisque les ingénieurs ne sont pas des scientifiques). A l'époque de Figuier, il y avait le canal de Panama, la Tour Eiffel. Aujourd'hui, nos canaux de Panama sont également enthousiasmants, mais je ne suis pas certain que nous sachions aussi bien les mettre en valeur, afin de faire briller les yeux de nos enfants, qui s'y dirigeront.
Au total, je pose deux questions :
1. comment crier "Vive la technologie"?
2. comment faire aimer le calcul... et donc la science?
Hervé This
Physico-Chimiste à l'Inra (Gastronomie moléculaire)
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Dans les Ecoles. Un texte de JEAN-PIERRE BOUREUX
(témoignage d'un enseignant)
Les choses se passèrent ainsi. Une invitation, une rencontre autour d'étudiants et lycéens, environ 900, dans un cirque. Quel cirque, quel artiste ! (N.B. : environ 150 représentations au total...) Puis assez d'affinités électives pour que l'orchestre des sphères invisibles se fasse entendre. Le concert a débuté le 13 mai 1992, s'est achevé le 18 mai 2007 avec une dernière partition écrite de ma main le 15 de ce mois et comprenant une dizaine de notes échantillonnées entre observation zoologique directe et prélèvements pour analyses.
Je crois juste d'écrire qu'il n'est pas si fréquent que des hommes parvenus à l'excellence dans un domaine donné développent autant de qualités humaines que celles que j'ai eu l'immense bonheur de découvrir au travers de nos échanges : il fut constamment à l'écoute, toujours soucieux de manifester à ceux qu'il fréquentait une attention soutenue, toute en délicatesse et dignité. Aussi bien n'aimerait-il pas que je vante ses mérites, tant il estimait que ce que l'on fait pour l'autre n'est jamais suffisant. A peine m'avait-il laissé entendre, l'automne 2004 et avec quelle légèreté que toute aventure humaine trouve sa fin. Il se plaisait parmi les hommes c'est pourquoi il apprécierait sans doute que j'écrive in fine que l'humanisme qu'à mes yeux il représentait tant n'est pas mort et que d'autres aussi l'illustrent. Pour tout cela cet hommage affectueux.
Jean-Pierre Boureux, ingénieur en archéologie puis professeur d'histoire-géographie au lycée Roosevelt de Reims.
http://www.boureux.fr
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Une rencontre, une émotion. Par DAVID LAROUSSERIE.
Journaliste (Sciences et Avenir)
j'ajoute un autre témoignage, très bref, mais j'avoue que je n'avais jamais vécu cela. Emouvant.
Mardi en début d'après midi, au laboratoire de physique du solide d'Orsay, dans lequel travailla de Gennes entre 1961 et 1971, une minute de silence a été observée en introduction d'un mini colloque, sans rapport avec les travaux du physicien.
Sinon, de Gennes a été l'un des premiers scientifiques que j'ai interviewé comme débutant dans le métier (fin 1999).
sur son blog on trouve le texte ci-dessous, compte-rendu d'une conférence de Pierre-Gilles de Gennes sur le fonctionnement du cerveau.
J'ai écouté une conférence du plus vieil étudiant de France. A 74 ans, il expose avec un retro-projecteur et des transparents écrits à la main qui glissent sur la vitre. Il parle debout et marche beaucoup (et vice versa). L'oeil pétille. Ses longs bras tracent dans l'air des explications. Le propos est clair. Il a l'air content d'être là. Cet étudiant, tel qu'il s'est définit lui-même, est Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique en 1991. Ce mardi 24 octobre à l'institut Curie (Paris), il tente d'initier une cinquantaine de personnes au "défi scientifique du 21ème siècle" : le cerveau. Après avoir étudié les supraconducteurs, puis les polymères et cristaux liquides (pour lesquels il recevra le Nobel), puis tout un tas de matière molle (mousse, liquide, sable...), le physicien s'intéresse en effet, depuis trois ans, au fonctionnement de la mémoire.
Avant d'exposer ses idées et hypothèses sur la façon dont le cerveau retient les odeurs, il brosse à grands traits le portrait de la discipline. C'est limpide sauf qu'il donne peu de références historiques ou bibliographiques. Il ne veut garder que l'essentiel. Tout de même il se permet une petite pique habituelle contre la Big Science, trop gourmande en grosse machine. Pour lui, rien ne vaut les expériences simples, comme celle qu'il mime en présentant des pommes à des bébés et qui a prouvé que les enfants distinguent les nombres 1,2 et 3 mais pas quatre.
La question qu'il essaye lui de trancher est de savoir combien de neurones constituent un objet de mémoire. Un seul ? Tout un ensemble ? Ou autre chose ? Il penche pour cette dernière solution avec un petit nombre de neurones impliqués. Son modèle, impossible à détailler ici, aurait l'avantage d'expliquer les associations d'idées entre couleurs et odeurs par exemple. Il termine son exposé en traçant des perspectives pour les neurosciences : les implants, les cellules souches réparatrices, l'interaction cerveau-machine. C'est l'occasion d'une nouvelle gestuelle expressive pour expliquer une expérience sur les singes. Sobrement il constate que ces progrès mêlent les peurs et les espoirs ! Et qu'ils vont poser des problèmes éthiques plus redoutables que ceux autour de la reproduction. Il assène cela l'air de rien... Ce détachement du chercheur est un peu dommage.
La séance de questions avec la salle illustre encore la verdeur du savant. Il prend chaque question comme si elle était profonde. Il félicite l'orateur, réfléchit longuement, répond, ose dire parfois qu'il ne sait pas. Il monte les marches pour s'approcher de ses interlocuteurs. Le spectacle continue. Il a le don de faire passer des choses compliquées pour des choses simples, prouvant par là que lui les a bien comprises et digérées.
Cette conférence est à ECOUTER ici :
conférence Curie sur la MEMOIRE, par P-G de Gennes.
David Larousserie
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J'installe aussi ce lien, particulièrement riche, avec une autobiographie de P-G de Gennes
Futura science
et celui -ci : Trois conférences à l'Ecole Normale Supérieure
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L'écriture scientifique de Pierre-Gilles de Gennes
Par Enro, mercredi 23 mai 2007 à 20:07
lien vers le blog original et le post complet
L'immense chercheur et prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes nous a quittés le 18 mai dernier. Après la biographie toute officielle que vous pouvez lire sur Le Monde et les quelques souvenirs personnels partagés par Tom Roud et Matthieu, je voudrais m'attarder sur un aspect moins connu de de Gennes : son écriture. Celle-ci a été longuement étudiée par Anouk Barberousse[1], travail qui a été le prétexte à une table-ronde à l'ENS en 2003 avec Etienne Guyon et de Gennes lui-même (de la 16e à la 30e minute).
Guyon souligne la qualité dans l'expression, dans la calligraphie, dans le soin du mot juste (surtout les néologismes) de son ancien professeur. Il souligne aussi l'usage particulier des tableaux noirs que P.-G. de Gennes, très grand, remplissait entièrement bien qu'ils occupent des murs entiers dans son bureau — se refusant à utiliser des projecteurs et des transparents préparés à l'avance, même dans ses plus récentes conférences.
Une des hypothèses de départ de ce travail est que dans le domaine étudié, celui des films de polymères, comme tout au long de sa carrière, de Gennes publie surtout des articles courts destinés à être examinés et publiés dans les délais les plus brefs. Ce qui correspond à son habitude de lancer des propositions nouvelles assez peu détaillées, rapidement mises en forme (format de publication dit Rapid Notes ou Letters), dont il attend que ses pairs les développent théoriquement et les testent expérimentalement. Tiraillé ainsi entre la faconde de celui qui introduit de nouveaux concepts et la concision, entre l'implicite et l'explicite, de Gennes a dû développer un style qui lui est propre.
Quel est ce style ? De Gennes ne cite que les travaux qui se rattachent précisément à la théorie qu'il élabore, et occulte sans pitié les résultats expérimentaux qui ne lui paraissent pas fiables. Dès l'introduction, il souligne les avantages de son modèle par rapport aux modèles existants — et en souligne les lacunes en conclusion. Dans le développement, il utilise toutes les ressources du langage pour paraître limpide, en français comme en anglais (ses concepts de "reptation", "brosse" ont fait florès, d'autres émergent comme "régime sandwich" ou "peau").
Des résultats intermédiaires sont passés sous silence[2]. Les figures, notamment celle ci-dessous ( voir lien vers le blog original et le post complet), sont au centre de l'article et du texte ; le sens de certains symboles utilisés ne peut même être saisi qu'au prix d'un traitement complexe de la figure et de son rapport avec le texte. Et avec les multiples renvois, rien ne coule de source dans le développement ! Dans la conclusion, il fait appel non seulement aux connaissances partagées avec ses pairs mais aussi aux jugements et évaluations implicites des théories en jeu.
Quel cheminement lui permet d'y parvenir ? Dans le cas présent, de Gennes réagissait à un poster présenté lors d'un colloque en septembre 1999. Ce poster présente un résultat qualifié de surprenant : une discontinuité. De Gennes y voit un sacré mystère de la nature qu'il s'attache à résoudre. Dès la fin du mois, il fait circuler un premier brouillon de son modèle, et demande aux auteurs du poster de réagir :
When you read the note, you may well conclude that it is nonsense: then drop it. If not, would you be interested in making the comparison? We could then publish together an augmented version.
Résultat : deux articles publiés en 2000 dans The European Physical Journal E et les Comptes-rendus de l'Académie des sciences de Paris, de respectivement 3 et 8 pages (c'est peu !). Pourquoi pas dans des revues plus prestigieuses ? Parce que celles-ci son souvent américaines et que de Gennes souhaite contribuer à l'excellence des revues européennes dans ce domaine, ce qu'un jeune chercheur peut moins facilement se permettre !
Dans ce même numéro de la revue Genesis, un commentaire d'Etienne Guyon revient sur l'importance des images chez Pierre-Gilles de Gennes : prompt à faire des schémas et des figures, il passe aussi son temps libre à peindre. Et ses sujets d'étude se prêtent tous à des visualisations directes, de taille macroscopique (la turbulence, les milieux granulaires, les systèmes moléculaires organisés comme les cristaux liquides etc.) !
Notes
[1] Anouk Barberousse, "Dessiner, calculer, transmettre : écriture et création scientifique chez Pierre-Gilles de Gennes", Genesis, n° 20, 2003, pp. 145-162 (preprint).
[2] Il peut ainsi exceller dans son aptitude, au dire de ses collaborateurs, à saisir l'essentiel d'un phénomène et à en isoler les effets importants.
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et puis ces liens, encore, vers "2 journées scientifiques avec P-D de Gennes" ou cette conférence sur les matériaux biomimétiques, dans le cadre de l'Université de tous les savoirs le 29 sept 2000
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Cet hommage, trouvé sur l'excellent blog Chez Matthieu
Via Tom Roud, j'apprends que Pierre-Gilles de Gennes est mort, vendredi dernier. J'ai un immense respect pour cette figure de la recherche française. Il a développé ce qu'on appelle la science de la "matière molle", tous ces états intermédiaires de la nature qui m'intéressent tant.
Ce que j'appréciais particulièrement dans sa démarche, c'était l'interdisciplinarité qu'il insufflait partout. Je me souviens de mon enthousiasme juvénile à la lecture d'un magazine scientifique (peut-être Sciences et Vie...) où il était question des points communs qu'il avait trouvé entre le mouvement d'une bactérie dans un milieu riche en nutriments et celui d'un électron excédentaire dans un métal. C'était là son génie : il savait trouver des connections entre des domaines du savoir que tous imaginaient cloisonnés. Il n'était pas surnommé l'Isaac Newton moderne pour rien...
Il a donné ses lettres de noblesses à l'étude de phénomènes considérés avant lui comme un peu anecdotiques, ou trop complexes et mal définis, par les physiciens. Il a ainsi obtenu le prix Nobel de Physique pour l'application de la physique statistique aux cristaux liquides et aux polymères. Les cristaux liquides sont des molécules relativement rigides, des sortes de petits bâtonnets, qui peuvent s'agencer en structures relativement régulières.
Les polymères sont de longues, très longues molécules, nous avions eu l'occasion de voir quelques-unes de leurs singulières propriétés. Pierre-Gilles de Gennes a montré que les cristaux liquides subissaient des transitions entre états "ordonnés" et "désordonnés" d'une manière analogue à l'aimantation dans les matériaux magnétiques. Pour ce qui est des polymères, il a apporté ce que l'on peut qualifier de principale avancée théorique dans le domaine depuis les années 60, avec son modèle de reptation. En suggérant que les chaînes polymères peuvent ramper pour se libérer des enchevêtrements et relaxer les contraintes, il a permis de comprendre le comportement mécanique des plastiques fondus, des colles et autres fluides complexes.
Il s'est intéressé à des sujets aussi variés que les bulles de savon, les phénomènes chaotiques ou les surfaces hydrophobes, et a co-signé avec David Quéré (un de ses "disciples", si je puis dire, qui incarne le mieux son esprit touche-à-tout et multidisciplinaire) et Françoise Brochard-Wyart, le livre "Gouttes, bulles, perles et ondes", qui fait référence dans le monde entier. Il a aussi dirigé l'Ecole de Physique et de Chimie Industrielle de Paris, qui est devenue une sorte d'OVNI (j'aurais aimé écrire "modèle") dans le paysage de l'enseignement supérieur français.
Liant formation d'ingénieur de haut niveau, recherche fondamentale, et lien avec les entreprises, c'est un des centres de recherche français les plus connus à l'étranger. 90% des élèves ingénieurs qui en sortent continuent vers une thèse. Les labos sont largement financés par des contrats de recherche avec les entreprises, et rivalisent en qualité avec les plus prestigieuses universités américaines. Si ceux qui veulent réformer l'enseignement supérieur et la recherche en France voulaient bien se pencher cinq minutes sur ce que de Gennes a accompli...
Sa mort est une mauvaise nouvelle pour la science : alors qu'il venait juste de tourner ses formidables capacités d'analogie et de synthèse vers les sciences du cerveau, qu'aurait-il pu découvrir et nous faire découvrir ?
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Sur un autre excellent blog, par Tom Roud
Pour l'étudiant en physique que j'étais au début des années 2000, de Gennes représentait une figure tutélaire, un mythe, un génie touche à tout reconnu. Tous les physiciens théoriciens que je connais décrivaient de Gennes comme LE physicien français, ayant à lui tout seul fondé des domaines entiers. "Ah mais de Gennes, c'est de Gennes". J'ai lu quelques papiers de de Gennes, notamment sur les matériaux granulaires; j'avais été assez enthousiasmé par le fait qu'il avait trouvé un nouveau problème, et avait comencé à le théoriser, à l'aborder à la "physicienne". Il nous faudrait beaucoup de de Gennes pour aborder aujourd'hui le domaine à l'interface physique biologie; ces dernières années, lui-même s'était d'ailleurs intéressé au cerveau. Voici d'ailleurs l'abstract hallucinant d'un séminaire qu'il donnait récemment :
P.-G. de Gennes est atteint d’une maladie classique des physiciens âgés : prétendre étudier le cerveau. Les précédents (Crick, Josephson,…) sont peu encourageants, mais certains cas ont été favorables (L. Cooper). Dans le cas présent, de Gennes s’intéresse au nombre de neurones, M, qui est requis pour stocker un souvenir simple (une odeur), dans un système qui n’est pas précâblé. Sa conclusion (surprenante) est que M doit être très petit.
De Gennes avait été directeur de l'ESPCI. Ses étudiants pourront peut-être en parler mieux que moi, mais à l'époque il avait organisé une réunion entre élèves de différentes grandes écoles aux Houches, lieu de retraite mythique des physiciens théoriciens. J'avais eu la chance d'y participer et de découvrir certains aspects de la physique et de la matière molle, domaine que je ne connaissais alors pas du tout, naïf que j'étais fasciné par les hautes énergies.
La série de conférences était également pas mal axée "applications industrielles", mais dans un dosage parfait avec la théorie, ce qui reste pour moi du jamais vu. Je dois dire que je ne l'avais pas réalisé sur le coup, mais cette retraite était rétrospectivement une grande réussite sur tous les plans (sauf le ski, les pistes étant un peu verglacées); j'espère sincèrement que ces réunions ont continué.
A cette époque, de Gennes lui-même était venu dans mon école présenter la réunion et inciter les étudiants à s'inscrire : je me souviens par exemple de son émerveillement devant ... la fermeture éclair ! Il expliquait que si des extra-terrestres venaient sur terre, et étudiaient notre technologie, ce mécanisme simple, robuste et fiable (et surtout inspiré de la nature) ne manquerait pas de les impressionner.
Ainsi, de Gennes avait manifestement cet enthousiasme devant le monde, une curiosité qui manque peut-être aujourd'hui à la physique théorique moderne obsédée par "les hamiltoniens" et un peu éloignée de "la vraie vie". L'oeuvre de de Gennes n'est pas seulement scientifique; elle est aussi humaine : je suis persuadé qu'il a allumé pas mal de petites flammes et suscité des vocations.
Voilà mes quelques pensées personnelles sur de Gennes, un peu décalée par rapport à la nécrologie officielle. Je ne connaissais l'homme de Gennes que par ouï-dire; ce matin, je pense aussi à sa famille très nombreuse.
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Pierre Gilles de Gennes,
par son ancien élève et ami Etienne Guyon
(ancien directeur de l’Ecole Normale Supérieuer, du Palais de la Découverte, chercheur à l’ESPCI)
Le physicien Pierre Gilles de Gennes nous a quitté le 18 mai dernier. Ce savant , lauréat du prix Nobel 1991 de physique que le jury Nobel avait qualifié de Newton du 20ème siècle, était un grand ami du Palais de la Découverte qu’il a soutenu lorsque son avenir a donné des inquiétudes. Il aimait y venir avec enfants et petits enfants, tout comme il avait apprécié ses découvertes dans ce même Palais quand il était enfant lui même.
Il avait fait une conférence sur 50 ans de physique pour le 50 ème anniversaire du Palais de la Découverte que le président Mitterrand avait honoré de sa présence. Peu avant son prix Nobel, il avait fait une lumineuse conférence « bulles, mousses…et autres objets fragiles » (notez l’élégance du titre) , un des thèmes de recherche auquel il a apporté ses éclairages et où physique, chimie et mécanique se combinent. Ayant eu le privilège de l’accompagner à Stockholm, j’ai constaté que sa conférence Nobel était, à peu de choses, près la même que celle du Palais. Ce que cela prouve est qu’on peut parler simple et que cela vaut pour la cinquantaine de lauréats Nobel qui étaient à ce jubilé que pour les jeunes et moins jeunes des conférences du Palais.
En effet Pierre Gilles pensait simple et parlait simple. Il s’intéressait à de nombreux sujets, mais il n’était pas un touche à tout car chaque sujet qu’il abordait était marqué d’une originalité et d’une grande profondeur. Il ne choisissait pas de beaux sujets, il créait, à partir de ce qu’il touchait comme avec une baguette magique, des beaux thèmes de recherche qui alimenteraient ultérieurement des travaux dans le monde entier, à commencer par l’équipe de jeunes chercheurs et chercheuses ( une parité qu’il tenait à maintenir ) qui l’entouraient.
Si nous terminions actuellement ensemble la rédaction d’un article sur les formes d’un filet de miel suspendu entre deux points, il réfléchissait dans le même temps à l’explication de la superfluidité de l’hélium solide, à des problèmes liés à l’odorat, au mouillage, au frottement … tout ceci en conservant une dignité et un courage exceptionnel devant la maladie qui le minait.
Pierre Gilles aimait à partager avec des jeunes , à commencer par ses propres étudiants où on publiait parfois comme un « groupe » sans isoler les contributeurs (groupe de supraconducteurs et groupe des cristaux liquides d’Orsay , équipe Stratacol (Strasbourg , Saclay , Collège de France) des polymères). Ces travaux d’équipe autour de ce leader charismatique tiraient vers le haut tous ceux qui travaillaient avec lui et qui sentent aujourd’hui le vide et l’impérieuse nécessité de prolonger son témoignage et ses actions.
Les jeunes, cela a aussi été les nombreuses classes de lycées et collèges qu’il a voulu visiter dans les deux années qui ont suivi son Nobel. Ce qui m’a frappé le plus dans les visites où je l’ai accompagné était d’abord la clarté et la simplicité dans son exposé. Mais, plus encore, il était un charmeur par son élégance de style et de comportement et par l’écoute qu’il avait des questions des jeunes quand il se promenait dans les rangs après un exposé jamais trop long pour prolonger une question ou une observation venant de la salle. Si il aimait cette forme d’enseignement , il aimait tout autant s’instruire, et une simple question pouvait entraîner une idée nouvelle que Pierre Gilles développerait ultérieurement.
Pierre Gilles aimait donc le Palais et ses expériences (le manège, l’électrostatique….) mais il disait qu’il avait été maladroit dans celles qu’il avait faites alors qu’il était étudiant à l’Ecole normale supérieure auprès de Alfred Kastler, Yves Rocard et Pierre Aigrain. Ceci ne l’a pas empêché de toujours encourager la physique expérimentale et les recherches en relation avec l’industrie plutôt qu’à travers une théorie qui serait coupée de la réalité.
J’aurais pu vous parler plus longuement de ses apports sur les supraconducteurs et sur les cristaux liquides où ses enseignements ont donné lieu à deux ouvrages fondamentaux toujours actuels, sur la physique des polymères et celle du mouillage là aussi marqués par des ouvrages de base.
On peut recommander tout particulièrement celui sur le dernier thème ( gouttes, bulles, perles et ondes ; éditions Belin) que prolonge un CD de 150 petites expériences animées et qui est marquée par un style particulièrement limpide. La dédicace qu’il m’avait fait de cet ouvrage « pour Etienne, fidèle lecteur de Bouasse » (comme lui même !) faisait référence à un savant du début du 20ème siècle très imaginatif (en particulier sur le mouillage) et prolifique mais dont la carrière souffrit de ses préfaces virulentes contre les mandarins de l’Université.
Pierre Gilles lui-même fit, de façon plus cryptée, une critique de la société académique dans petit point (éditions le pommier) où il épingla un certain nombre des scientifiques contemporains que les experts reconnaissent entre eux . Objet de ses coups de patte la soif du pouvoir, la pédanterie, le manque d’humilité ou d’humanité, les esprits compliqués. J’imagine difficilement d’écrire un tel ouvrage sur de Gennes : l’on ne retrouverait aucune de ces critiques.
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