Complexe, complexité, compliqué.
Mis à toutes sauces et à tous vents, récupérés et détournés, ces mots ne signifient plus rien, ou si peu. Plus encore en ces temps, quand le phrasé politique tend vers l'évident, le populiste, le trivial, le non critiquable car "naturel" (sic). L'ampleur de cette erreur me glace d'effroi, comme tous les adeptes de la complexité. La complexité ? L'idée qui sous-tend le sens "moderne" de ce mot est belle. La fin des jugements réducteurs, simplistes, faussement séducteurs. Cela revient-il à dire que le complexe est inaccessible ? Non-opératoire ? Hé non. C'est le contraire, pile.
Il y a quelques années, une rencontre avec le sociologue Edgar Morin s'est muée en explication de texte.
...Vinaigre et lait, le ciel, la mer,
la masse épaisse du firmament,
tout conspire à ce tremblement, qui gîte au coeur épais de l'ombre.
(Antonin Artaud, L'Arbre)
Le complot des papillons : Edgar Morin, c'est quoi, la complexité ?
Edgar Morin: Pourquoi dit-on de plus en plus souvent dans la conversation, c'est très complexe? Justement c'est parce qu'on n'arrive pas à donner une description, une définition. On emploie de plus en plus souvent le mot “complexe” mais c’est un recul, non un progrès de la connaissance. Moi je pense qu’il faut affronter la complexité, et je proposé une méthode.
Prenons la science. L’incapacité de concevoir sa complexité nous impose une sorte d’aller-retour permanent à propos de sa nature, ange ou démon. Ainsi les esprits se séparent: vous avez ceux qui disent que la science est mauvaise, et ceux qui disent la science est bonne. Moi je dis que la science aujourd'hui est complexe. Il y a un très grand nombre d'aspects positifs, élucidants, bienfaisants, mais il est non moins évident que s'y ajoutent des aspects négatifs, menaçants, voire mortels, comme la bombe atomique. La complexité, c'est le défi qui vous demande de penser ensemble deux aspects apparemment antagonistes.
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LCP : Le four permet de cuire, mais il est dangereux car on peut se brûler... On est un peu enfermé, là, dans une logique multi-facettes... ?
E.M : Nos esprits ne sont pas préparés à voir les aspects multiples des choses. Pourquoi? Parce qu'ils subissent un mode d'éducation que l'on croit très français. On se réfère à Descartes, qui vantait les idées claires et distinctes, et les esprits ne sont pas formés pour affronter des contradictions, des schémas antagonistes et les embrasser simultanément. A la même époque Pascal disait «je ne peux comprendre les parties que si je comprends le tout dans lequel sont les parties et je ne peux comprendre le tout que si je comprends les parties». Si vous voulez comprendre ce qui se passe au Kosovo il faut évidemment comprendre la crise des Balkans, l'empire Ottoman, la crise du communisme... et situer cela dans un contexte mondial. Finalement les Balkans ont modifié quelque chose dans l'ordre de la planète, et en retour la planète elle-même a transformé la question du Kosovo. Si vous voulez ,cette capacité de mettre une information dans son contexte, cette capacité de situer dans l'ensemble des connaissances, c'est ce qui manque à notre manière d’aborder les questions.
LCP : Vous êtes comme Gödel, ce mathématicien du XXème siècle qui pensait que le monde n'est pas connaissable, car tout système mathématique est incomplet...
E.M : Je prendrai la formulation de Tarski qui complète le théorème de Gödel. Il dit: «aucun système ne contient les éléments qui puissent donner une explication totale de lui-même». Dans Gödel aussi, il faut passer à un métasystème, un système supérieur pour pouvoir traiter le système. Mais le métasystème lui-mêmecomporte une insuffisance. Autrement dit Gödel fait une critique de la logique dans ce qu'elle a de plus impeccable, c'est à dire la déduction. Il montre que la déduction ne donne pas une preuve absolue dans les systèmes complexes.
LCP : La réflexion sur la complexité débouche-t-elle aujourd’hui sur un certain nombre de propositions, de mécaniques de travail ?
E.M : Sur un certain nombre de principes. Le premier on peut l'appeler principe systémique, ou principe d’organisation. Qu'est-ce qu'un système ? C'est un tout, composé d'éléments différents, c'est comme une montre qui est composée de pièces différentes et comme nous-mêmes qui sommes composés de cellules différentes. Qu'est-ce qui est complexe dans ce système? C'est que le tout est davantage que la somme des parties. C'est à dire que, au niveau du tout l’organisme produit des qualités et des propriétés qui n'existent pas au niveau des parties prises isolément. Par exemple une bactérie est un système totalement physico-chimique, elle est composée de molécules, or les qualités qui sont celles de la vie, comme se reproduire, communiquer, se mouvoir, n'existent qu'au niveau du tout, la bactérie. Elles n’aparaissent absolument pas au niveau des molécules prises séparément.
LCP : Comme les molécules comme les particules qui font cette table n'ont pas la propriété d'être dures, résistantes.
E.M : Dès que vous avez compris cette idée-là, c'est la ruine du réductionnisme. On ne connaît pas le tout si on connaît seulement les parties. On ne peut traiter un problème complexe comme une somme de problème simples, isolables.
Ce qui donne les qualités nouvelles, c’est l’organisation d’un tout. Elle permet de créer des ensembles, qui ont des qualités inconnues des parties prises isolément. J'ajoute que ce qui est encore plus complexe, c'est que le tout, qui est plus que la somme des parties, est aussi moins que la somme des parties. Pourquoi? Parce que le tout organisé impose des contraintes à chaque partie. Nous vivons dans une société, bien entendu nous avons des libertés grâce à l'organisation de ces sociétés qui nous donnent la culture, qui nous donnent les moyens de réfléchir, donc ce sont les qualités du tout qui nous permettent nos libertés. Mais en même temps, nous avons la police, les interdits moraux, nous ne sommes pas libres de satisfaire nos désirs, nos désirs non légaux, et voici que le tout inhibe. Le tout est plus, mais il est moins, parce qu'il empêche certaines qualités des parties, des individus eux même de s'exprimer. Il limite les degrés de liberté des cellules,des individus qui le composent.
La deuxième idée est celle d’auto-organisation. Prenez le cas des êtres vivants. Ils fonctionnent, leur cœur bat, les poumons respirent, la tête scrute l'environnement pour voir s'il y a danger alentour. En fait, l'auto-organisation de la vie construit notre autonomie. Notre organisme travaille, transforme de l'énergie. Il doit donc s'alimenter à l'extérieur. L'autonomie ne peut être comprise sans dépendance d'un environnement extérieur. C’est cette dépendance qui nous permet d'être autonome. Là aussi c'est complexe car vous êtes obligés de lier deux idées qui se repoussent l'une et l'autre, autonomie et dépendance.
Je vous donne l'exemple de ce petit ordinateur portable, qui me rend autonome pour mon travail intellectuel. Mais j'ai besoin évidemment d'une source d'énergie électrique, sinon je ne peut pas fonctionner. Autrement dit il n'y a pas d'autonomie qui ne se paye par une dépendance. Et plus l’autonomie désirée est grande, plus la dépendance est en fait importante…
LCP : Un système clos baigné dans un système ouvert ? Même le cosmonaute parti dans l’espace, ou le plongeur est dans cette situation…
E.M : Un système vivant est à la fois clos et ouvert. Nous sommes ouverts sur l'environnement, nous sommes fermés dans le sens où nous devons maintenir notre identité, notre singularité. D'ailleurs la peau est une frontière, comme toute frontière c'est ce qui laisse passer et c'est ce qui interdit. Elle permet à la fois l’ouverture et la fermeture.
A mon avis, la troisième idée de complexité a été initiée par Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique. Et l'idée est celle de la boucle rétroactive, du feedback. C'est une vraie rupture avec l'idée de causalité simple, où une cause produit un effet de façon linéaire.
Prenez un système de chauffage central, doté d'un thermostat. Le thermostat fixe la température qui est de 22 °C. Une fois que la température est atteinte, le thermostat lui-même déclenche l'arrêt de la chaudière, si la température devient trop basse, le thermostat rallume la chaudière, c'est çà dire que l'effet rétroagit sur la cause. Vous avez une boucle causale, et bien entendu, vous avez aussi un système qui a besoin d'une énergie extérieure pour s'alimenter, en charbon, électricité ou gaz. Or nos esprits ne sont pas éduqués à penser de cette façon rétroactive. Il y a une autre boucle qui est beaucoup plus importante, qui est la boucle auto productive, ou récursive. Je vous en donne un exemple.
Nous sommes des êtres vivants, les produits d'un processus de reproduction biologique. Pour chacun de nous, il a fallu qu'un spermatozoïde chanceux trouve un ovule accueillant pour qu'un oeuf se forme et que nous naissions. Mais ce processus de reproduction biologique a besoin d’individus pour continuer. Autrement dit nous sommes les produits d'un processus biologique mais nous en sommes en même temps les producteurs, nous sommes des produits… producteurs. De la même manière, les individus produisent la société à travers leurs interactions, mais la société avec sa culture avec son langage revient sur nous et nous produit comme individu.
LCP : L'œuf et la poule?
E.M :C’est exactement une boucle auto-productive. On peut dire qu'une entreprise, par exemple une usine d’automobile, ne produit pas seulement des voitures, elle passe son temps à s'auto-produire elle-même, parce que la firme produit des automobiles pour continuer à vivre, pour se développer etc. Cette boucle de l'auto-production, ou de l'auto-organisation est quelque chose de capital.
En écologie vous avez le cycle que l'on appelle trophique, le cycle de vie. Et bien, en en même temps il s’agit d’un cycle de mort ! Le végétarien, insecte, ou petit mammifère, grignote des végétaux. Ce végétarien est mangé par un petit carnivore, le petit carnivore va être à son tour dévoré par un gros carnivore, le carnivore va en mourant, dans sa décomposition, nourrir des vers, des insectes nécrophages et puis finalement laisser des sels minéraux qui seront captés par les racines des plantes. Autrement dit ce cycle qui entretient la vie est aussi un cycle de mort. C'est une idée à la fois très évidente et très complexe, car nous avons l'habitude d'opposer radicalement la vie et la mort.
Je vous donne un troisième exemple, c'est le principe hologrammique. Qu'est-ce qu'il y a de particulier dans un hologramme, c'est que la presque totalité de l'information de l'image que vous représentez, par exemple celle d’une locomotive, se trouve dans chaque point de l'hologramme. Si vous cassez l'image en deux, vous n'avez pas deux demi-locomotives, vous avez deux locomotives et ainsi de suite… Ce qui change, c’est que l'image devient de plus en plus floue. Ce qui veut non seulement dire qu’une partie est dans le tout, mais aussi que le tout est dans la partie. Chaque cellule de notre organisme contient la totalité de notre patrimoine génétique en elle. Evidemment la plus grosse partie est inhibée, mais si vous la désinhibez, vous pouvez à partir de l’une de ces cellules recréer un être entier.
C'est l'idée de clonage. Même dans notre expérience d’être social nous ne sommes pas seulement une partie de la société, mais la société est en nous. Les règles d'hygiènes, les règles données par les parents, les normes morales, le langage sont en nous. Je dirai même que ce principe a une valeur cosmologique… Parce que comme nous le disent aujourd'hui les astrophysiciens, les particules qui se sont formées dans les premières secondes de l'univers sont dans les atomes qui constituent notre chair et que les atomes de carbone nécessaires à la vie se sont constitués dans un soleil antérieur au notre, quand des groupes de trois noyaux d'hélium se sont réunis dans sa fournaise.
Les molécules nécessaires à la vie se sont ensuite agrégées sur Terre et ont formé des macromolécules. Et le premier être vivant en se multipliant et en se diversifiant, est toujours présent en nous, qui sommes des animaux, des vertébrés, des mammifères, des anthropoïdes… La totalité du monde est en nous, alors que nous sommes de minuscules et singulières parties.
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