La retraite de Russie. Cette débâcle fascine, me fascine. L'erreur d'un Empire qui va s'engloutir dans les neiges et les terres brûlées de Koutouzov. Il y a Tolstoï, Guerre et Paix, bien plus juste, un peu "vaste" à mon goût. Mais la question y est posée : qu'est-ce qui met les peuples en mouvement jusqu'aux armes ? Le pouvoir d'un homme ? Le désir de la multitude ? La réunion singulière des deux, démontre Tolstoï. La fascination que nous avons en ce pays pour le pouvoir central est si semblable, par certains aspects, à celle des Russes. Rambaud y touche autrement. Par l'Armée qui va mourir.
Question : comment "figurer" cette erreur de Russie et ce monde qui s'engloutit dans le sang ?
Réponse demain, avec à la source ce remarquable document:
Moscou en 1812. Moscou brûle, Napoléon est par là mais n'y est plus. Que retenir ? Que dans ce chaos les blessés glissaient des charrettes et que le convoi les écrasait cent fois. L'idée de ramasser ces malheureux était absente des esprits éteints des soldats affamés. Tout peut quitter un esprit. Même l'idée de vie. Les chanceux, ceux qui avaient échappé aux roues rampaient dans la neige et se trouvaient un cheval à fendre de leur couteau. En bêtes, ils se glissaient dans le ventre de l'animal, pour ne pas déjà mourir. D'autres étaient capturés. Les cosaques les livraient au moujiks. Dépouillés, nus, on les attachait au sol, la nuque posée sur un tronc d'épicéa. Puis les paysannes ivres de rage frappaient le bois, jusqu'à ce que les vibrations aient rendus fous ces maudits Français. "Vive l'Empereur". Ses rêves d'Europe jusqu'à l'Indus avaient déserté Napoléon. Le Corse se préoccupait des tentatives de renversement de son régime, à Paris.
Il neigeait, Rambaud (extrait)
Le capitaine d'Herbigny se sentait ridicule. Enveloppé dans un manteau clair dont le rabat flottait sur les épaules, on devinait un dragon de la Garde au casque enturbanné de veau marin, crinière noire sur cimier de cuivre, mais à califourchon sur un cheval nain qu'il avait acheté en Lituanie, ce grand gaillard devait régler les étriers trop courts pour que les semelles de ses bottes ne raclent pas le sol, alors ses genoux remontaient, il grognait : « A quoi j'ressemble, crédieu ! de quoi j'ai l'air ? » Le capitaine regrettait sa jument et sa main droite. La main avait été percée par la flèche envenimée d'un cavalier bachkir, pendant une escarmouche ; le chirurgien l'avait coupée, il avait arrêté le sang avec du coton de bouleau puisqu'on manquait de charpie, pansé avec du papier d'archives à défaut de linge. Sa jument, elle, avait gonflé à force de manger du seigle vert trempé de pluie ; la pauvre s'était mise à trembler, elle tenait à peine debout ; quand elle trébucha dans une ravine, d'Herbigny s'était résigné à l'abattre d'une balle de pistolet dans l'oreille (il en avait pleuré).
Son domestique Paulin boitillait derrière en soupirant, l'habit noir rapiécé avec du cuir, le chapeau bas de forme, un sac de toile en bandoulière rempli de grains ramassés ; il traînait par une ficelle un baudet chargé du portemanteau. Nos deux bonshommes n'étaient pas seuls à râler contre une mauvaise fortune. La nouvelle route de Smolensk où ils avançaient au pas, bordée d'une double rangée d'arbres géants qui ressemblaient à des saules, traversait des plaines de sable. Elle était si large que dix calèches pouvaient y rouler de front, mais ce lundi de septembre, gris et froid, la brume se levait sur l'encombrement des équipages qui suivaient la Garde et l'armée de Davout. C'étaient des milliers de fourgons, une pagaille de voitures pour emmener les bagages, des carrioles d'ambulances, les roulottes des maçons, des cordonniers, des tailleurs ; ils avaient des moulins à bras, des forges, des outils ; au bout de leurs manches en bois, quelques lames de faux dépassaient d'un fardier. Les plus fourbus, travaillés par la fièvre, se laissaient porter, assis sur les caissons attelés de chevaux maigres. Plusieurs chiens à poil ras se coursaient et voulaient se mordre. Des soldats de toutes les armes escortaient cette cohue. On marchait vers Moscou. On marchait depuis trois mois.
Ah oui, se souvenait le capitaine, en juin ça avait de la gueule, quand on avait passé le Niémen pour violer le territoire des Russes. Le défilé des troupes sur les ponts flottants avait duré trois jours. Pensez donc, des canons par centaines, plus de cinq cent mille guerriers alertes, Français pour un bon tiers, avec l'infanterie en capotes grises qui côtoyait les Illyriens, les Croates, des volontaires espagnols, les Italiens du prince Eugène. Tant de force, tant d'ordre, tant d'hommes, tant de couleurs : on repérait les Portugais aux plumets orange de leurs shakos, les carabiniers de Weimar à leurs plumets jaunes ; voici les manteaux verts des soldats du Wurtemberg, le rouge et l'or des hussards de Silésie, le blanc des chevau-légers autrichiens et des cuirassiers saxons, les vestes jonquille des chasseurs bavarois. Sur la rive ennemie, la musique de la Garde avait joué Le Nouvel Air de Roland : « Où vont ces preux chevaliers, l'honneur et l'espoir de la France... »
Le fleuve sitôt franchi, les malheurs commencèrent. Il fallut piétiner dans un désert sous de fortes chaleurs, s'enfoncer dans des forêts de sapins noirs, subir le froid soudain après un orage infernal ; une quantité de voitures s'enlisèrent dans la boue. En moins d'une semaine les régiments avaient distancé les convois de provisions, lourds chariots que tiraient lentement des bœufs. Le ravitaillement posait un problème grave. Quand l'avant-garde arrivait dans un village, elle n'y trouvait rien. Les récoltes ? brûlées. Les troupeaux ? emmenés. Les moulins ? détruits. Les magasins ? dévastés. Les maisons ? vides. Cinq ans plus tôt, lorsque Napoléon conduisait la guerre en Pologne, d'Herbigny avait déjà vu les paysans déserter leurs fermes pour se réfugier au cœur des forêts avec leurs animaux et leurs provisions ; les uns cachaient des pommes de terre sous le carrelage, les autres enfouissaient de la farine, du riz, du lard fumé sous les sapins, ils accrochaient des boîtes pleines de viande séchée aux plus hautes branches. Eh bien cela recommençait en pire.
Les chevaux rongeaient le bois des mangeoires, broutaient le chaume des paillasses, l'herbe mouillée : il en mourut dix mille avant même qu'on ait aperçu l'ombre d'un Russe. La famine régnait. Les soldats se remplissaient l'estomac d'une bouillie de seigle froide, ils avalaient des baies de genièvre ; ils se battaient pour boire l'eau des bourbiers, parce que les paysans avaient jeté au fond de leurs puits des charognes ou du fumier. Il y eut de très nombreux cas de dysenterie, la moitié des Bavarois mourut du typhus avant de combattre. Les cadavres d'hommes et de chevaux se putréfiaient sur les routes, l'air empuanti qu'on respirait donnait la nausée. D'Herbigny pestait mais il se savait favorisé : pour la Garde impériale, des officiers avaient réquisitionné les vivres destinés à d'autres corps d'armée ; il s'en était suivi des bagarres et pas mal de rancœur envers les privilégiés.
Tout en cheminant, le capitaine croquait une pomme verte chipée dans la poche d'un mort. La bouche pleine, il appela son domestique :
- Paulin !
- Monsieur ? dit l'autre d'une voix expirante.
- Saperlotte ! On n'avance plus ! Qu'est-ce qui se passe ?
- Ah ça, Monsieur, j'en sais rien.
- Tu ne sais jamais rien !
- Le temps d'accrocher notre âne à votre selle et je cours m'informer...
- Parce que, en plus, tu me vois tirer un bourricot ? Ane toi-même ! J'y vais.
Il neigeait (Hugo)
Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l'aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l'empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
Ce n'étaient plus des coeurs vivants, des gens de guerre :
C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d'ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul.
Et chacun se sentant mourir, on était seul.
- Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régiments s'étaient endormis là.
O chutes d'Annibal ! lendemains d'Attila !
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières,
On s'endormait dix mille, on se réveillait cent.
Ney, que suivait naguère une armée, à présent
S'évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !
Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
D'horribles escadrons, tourbillons d'hommes fauves.
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
Victor Hugo, Les Châtiments, V
Tolstoi : Guerre et paix, 3eme livre, Partie 5,II
À dater de Smolensk commença une guerre à laquelle ne pouvait s'appliquer aucune des traditions reçues. L'incendie des villes et des villages, la retraite après les batailles, le coup de massue de Borodino, la chasse aux maraudeurs, la guerre de partisans, tout se faisait en dehors des lois habituelles. Napoléon, arrêté à Moscou dans la pose correcte d'un duelliste, le sentait mieux que personne ; aussi ne cessa-t-il de s'en plaindre à Koutouzow et à l'Empereur Alexandre ; mais, malgré ses réclamations, et malgré la honte qu'éprouvaient peut-être certains hauts personnages à voir le pays se battre de cette façon, la massue nationale se leva menaçante, et, sans s'inquiéter du bon goût et des règles, frappa et écrasa les Français jusqu'au moment où, de sa force brutale et grandiose, elle eut complètement anéanti l'invasion ! Heureux le peuple qui, au lieu de présenter son épée par la poignée à son généreux vainqueur, prend en main la première massue venue, sans s'inquiéter de ce que feraient les autres en pareille circonstance, ne la dépose que lorsque la colère et la vengeance ont fait place dans son c?ur au mépris et à la compassion !
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