9.1.08

Enjeu

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Kairn

La femme resta à la porte de la cuisine, tenant l'enfant sur sa hanche, jusqu'à ce que Kairn ait remis son pantalon et fût ressorti de la chambre. Il mettait toujours du temps à se remettre sur pied. Fumait sa cigarette assis sur le bord du lit, les yeux posés sur cet archipel de fumées. Un sourire de vieux content sur son visage bruni. La cicatrice blanchissait. Elle séparait la lèvre inférieure en deux limaces mortes. Un accident de moto, disait-il.

La ville savait. Elle savait qu'une balle de revolver avait traversé la bouche et le crâne, n'emportant qu'un minuscule morceau de Kairn. Un sacré bout de sa vie tout de même, disait-on. Le miraculé ne se souvenait du nom de personne. Pas même du sien. Il restait enfermé. Sauf pour venir chez elle.

"Bon sang, dit-elle, si tu n'as rien d'autre à faire qu'a étirer tes os, tu devrais filer d'ici". Elle était mal à l'aise. Elle n'aimait pas qu'il traîne là une fois Jude réveillée. C'était simple. Il devait partir. A peine entrevoir le bébé. Ne pas l'approcher. Et cela arrivait souvent. C'était comme si la fillette humait dans l'air moite de la maison délabrée l'étrangeté de la présence de Kairn. De sa chambre elle le devinait et se tordait dans le lit de bois, finissait par brailler. On aurait dit qu'elle voulait chasser le visiteur.

Kairn était rentré deux auparavant, et depuis, il ne sortait plus vraiment en ville. Oh il quittait sa grande baraque de pierre blanches. Mais son corps ne venait qu'ici, toujours à pied, de ce pas lent de la victime. Il traversait la rivière. Saluait l'aveugle qui cirait les godasses devant Boulano's et ses odeurs de graisse trop cuite puis se glissait entre les cabanes délabrées qui entouraient le vieux marais. Parfois il se sentait léger. Sa lèvre fendue s'ornait d'un bout de roseau. Il soupesait l'enveloppe, dans sa poche et se disait que ce n'était que du papier. D'autres fois il vomissait. Il avait beau se mettre du savon et un parfum, cela venait de plus profond. Alors ces jours-là il retournait, gravissait la colline entre les vergers, contournait la ville pour rentrer, autant irradié de honte qu'un néon.

La toute première nuit, il pleuvait. Par les petits carreaux de la cuisine elle le vit à genoux sur la route. Silhouette à peine découpée dans le halo de lumière du chemin. Et les rides de l'eau coulaient à ses pieds et semblaient le noyer. Elle sortit. Elle écarta la porte de bois fendue pour les chats et courut sous les gouttes larges comme des cerises.
A ses habits maculés de boue elle comprit qu'il était tombé de cheval. La branche du grand hêtre, en face de la maison.

Que fichez-vous là ? Vous m'entendez, l'assommé ?
(elle lui met la main sur l'épaule)
Ne me touchez pas. Laissez-moi.
Ah, vous êtes Kairn.
On se connaît ?
Tout le monde à Libretta, Montana, connaît le fils du notaire et ses chevaux.
Il est mort depuis trente ans.
Et vous, vous venez de vous rater, on dirait. Rien de cassé ?
Rien de superficiel.
Rentrez chez vous où le froid et la pluie vous serviront de cercueil.
Cela m'ira.
Comment ça ?
La branche, je l'ai vue.
Vous voulez rire ?
Je l'ai vue je vous dis ! C'est ma peau, non ?
(elle se dit qu'il ne doit pas rester là. Elle est déjà trempée elle aussi. Bon sang pourquoi les hommes s'acharnent-ils a rester des galopins ébahis par les misères de la moindre journée qui s'écoule ici bas ?)
Venez me raconter ça, lèvre fendue.
(elle le soulève et le conduit chez elle)

Tant pis pour le charbon. Elle fourra le poêle jusqu'à la gueule. Elle sur une chaise, lui enrubanné de serviettes dans l'espèce de canapé déchiqueté par les chats. Ils parlèrent avec des tasses chaudes dans les doigts et si peu de mots. Elle veut qu'il se sèche et s'en aille. Qu'on la laisse tranquille. Il voudrait trouver une raison de rester par là. Le choc et le chaleur qui lui rôtit la moitié du visage l'ont enivré. Mais il devrait poser la tasse couleur safran et faire couiner le vieux siège, s'en aller. Le thé a une odeur trop suave, presque écoeurante. Il se sent à l'abandon, si loin de lui, l'oreille sourde à son coeur.
Alors il le dit.

Quoi ? Vous ne pouvez plus quoi ?
Aimer.
Vous n'avez plus de sentiments ?
Non. Juste le faire, excusez.
Cela arrive. Vous vous êtes blessé là aussi, dans l'accident de voiture ? Comme à la guerre ? Pardon, je veux dire en bas. C'est qu'on dit que vous avez eu un choc à la tête.
(elle pense à la rixe, à cette baggare de joueurs de poker, à Boston, dont tout le monde sait tout, et à la balle destinée au mauvais tricheur)
L'accident, oui. De moto.
(il secoue la tête, comme un mauvais menteur)
Et ?
C'est difficile à dire, M'dame.
Quoi ? Dites...
En payant. Je peux plus le faire qu'en payant.
(elle rit)
Ca alors !
Si je ne donne pas d'argent, rien ne se passe.
Rien ? Et depuis tout ce temps ?
Six ans.
Je vois. Et alors ?
Je veux pas retourner avec l'une de ces femmes.
Du poids sur l'âme ? Pourtant vous n'êtes pas marié.
Non.
Et mécréant.
Tout le monde sait ça aussi ?
C'est plus que petit, ici.
Voyez-vous... L'idée de le faire avec une femme qui l'a fait avec d'autres hommes, pour de l'argent, ça m'est insupportable.
Moi cela m'irait, va. Et vous seriez le seul.
De quoi parlez-vous ?
(il la regarde en se disant qu'elle est peut-être assez racornie pour être folle. Mais les yeux lui disent qu'elle est surtout étrangère )
(elle prend un air de matrone qui ne va pas avec sa silhouette fine, sa raideur cassante de chandelle)
Ecoutez les hommes m'ont déjà fait tant de misères en voulant coucher pour rien, de gré ou à coup de triques que je veux bien être celle que vous payez.
Non.
Je ne te plais pas ?
Si mais... On le saura.
Ce n'est rien. On trouvera une façade.
Mais...
Quoi ?
Ce n'est pas de l'amour, contre de l'argent.
Vous ne le saurez jamais. Suffit de rester dans le noir. Ou alors je vous mens. L'amour ne compte que si l'on se dit qu'il compte. Moi depuis le début les hommes ne m'ont apporté que la guigne, alors je vous laisse deviner.
(Il la regarde et la trouve soudain belle, avec la jupe rapiécée et maculée de boue. Il y a une odeur de chat mais il se dit qu'avec de l'encens, et puis il inventera un prétexte pour venir la voir. )
Vous n'avez pas peur ?
De qui, de vous, pauvre homme ? Les hommes ne deviennent fous que lorsqu'ils croient que vous êtes à eux. Il faut que cela vous fasse mal, ce sera meilleur et vous tiendrez à moi.
Mal ?
Pour vous, Kairn, ce sera cher. Très cher.




Note
Cette nouvelle m'a été inspirée par le dialogue : "Le désir et la putain"
(Elsa Cayat et Antonio Fischetti, paru fin 2007 aux éditions Albin Michel)

Qu'est-ce que la prostitution, sinon une confusion entretenue, par deux partenaires, entre sexe et amour. L'homme baise la putain. Elle lui fait croire que ce simulacre obtenu contre de l'argent peut s'apparenter, quelque part, à de l'amour. L'homme le nie. Mais il est pris dans sa propre toile. La femme le prend (aussi) à ce jeu des désirs. Vouloir ramener cela à une pure affaire d'hormones et d'argent serait de l'enfantillage. (on ne parle pas ici du contexte social, criminel et moral de la prostitution)

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