17.7.07

Rien à voir

Dans la cave et les odeurs moisies, en allant chercher le vin, on l'a tous fait.
Eteindre. Pour voir.

La lumière m'est venue dans un autre noir. C'était par un été suant, au Théatre de Chaillot, Paris. Dans cette exposition "conceptuelle" et déboussolante il s'agissait de s'évader d'un faux hôpital, de se faire éternuer dessus par de faux tableaux dont les personnages étaient "vrais", de se glisser sous de faux plafonds tout en gazon. Enfin, on y parvenait : la scène du Théâtre, recouverte de l'immense et fameuse "boîte noire". Restait à y pénétrer, suffoquer, mijoter. Les bras en avant, au pas lent, rançonné par des meubles vicieux, attaqué par une bande de vases et d'échelles, j'étais sur le point d'hurler lorsqu'une voix m'a accosté : "Bonjour. Je suis aveugle je vais vous guider. Faites-moi confiance".
C'était bien vu. Malgré sa main moite dans mon oreille, dans le noir, c'était lui qui voyait.

photo

Et puis ces "aveugles voyants", révélés à Londres, dans les années 90, par des expériences universitaires. Le sujets ne voient rien. On a vérifié, tu parles. Et pourtant lorsqu'on leur lance un objet gros comme un ballon, dans un réflexe ils l'esquivent ou le parent (au moins "presque" toujours). Ils n'ont en aucun cas la sensation de voir, mais ils ont vu.

Avais-je compris ? Suite à la "boîte noire" de Chaillot, et à la disparition de mon inhibition à l'égard des aveugles, j'avais contracté cette manie, dans la rue, de harponner le premier tapoteur de canne venu. L'autre jour je repère un gentleman : casquette, pantalon large et tige blanche, louvoyant sur le trottoir, bien en peine. Le candidat idéal ! Salivant déjà de ma b.a., j'accroche son bras :
- Bonjour. Vous allez vers où ? Je peux aider ?
Sa canne vrombit à deux centimètres de mon pif, manquant sa cible d'un cheveu.
Il vocifére, me poursuit au jugé :
- Bouff' ta race, laisse moi tranquill', zombie, gros naz, cass' toi, j't'ai rien d'mandé putain d'ta mère.
On est du même quartier. Chaque fois que je le croise, je fais celui qui n'a rien vu.

Une toute autre façon de s'aveugler m'a ébloui : celle de Martine et Frida.

La première chose à dire, c'est que Martine je l'aime comme un tajine amandes et pruneaux. C'est vrai, c'est la fille la plus chouette que je connaisse depuis que je suis né, je crois, à part deux ou trois autres, mais qui n'ont pas son parfum.
Martine pour situer, c'est jolie rousse, tailleur chic ou jean's à trous, qui va voir son copain intello-braqueur fourré en tôle pendant douze ans, et puis le jour de sa libération, poursuivie par l'urgence, passe au suivant sur la liste des-hommes-de-ma-vie. Ajoutez à ce détail qu'elle est revenue d'Oran, qu'elle secoue depuis trois décennies un rêve de vivre avec tous ses amis réunis dans un château, qu'elle est journaliste scientifique et va demander conseil aux dieux des arbres et des mares munie d'un grand bâton comme une druidesse scandinave et vous aurez une idée de comment la lumière peut être dorée et le coeur bondissant quand elle commence à vous parler de l'herbe qui pousse et des amours qu'il ne faut pas laisser passer. Un être solaire ?

Un jour Martine devient amie avec une nouvelle copine. Avec Martine et son profil d'Andalouse d'Algérie cela prend deux secondes et demi. L'amie, disons Frida, entre dans la bande à Martine et s'accole à, disons Robert, et là on se dit que c'est beau la vie quand ça colle même si on est plus à l'âge où la colle fait des petits. J'oublie de souligner. S'il y en a qui collent des affiches, Martine c'est des gens. Voyez : "Et si je collais Lulu avec Gilou ? ". Secouez. Expérience en cours. Résultat : Martine vit entourée de vieux grognons incasables, puisque tous les autres sont collés chez eux, à attendre le prochain décollage pour revenir grossir la bande en recherche de moitiés à coller.


L'histoire du "pas vu" commence ici. Frida et Robert, c'est de la colle caviar. Mais entre Martine et Frida cela commence à sentir le trop vu. Allez comprendre pourquoi. L'amour jaloux de l'amitié. Ou le contraire.

La scène de rupture entre les amies a lieu lors d'un réveillon, dont on peut dire que l'on aura vécu une manière d'éruption de l'Etna arrosée des chutes du Zambèze, pour la vapeur et la chaleur. Cela ne me dérange pas. Prenant la vie comme elle vient et les bavards comme ils sont, sauf quand ils n'ont plus rien à se dire, les cris et les postillons, ça m'est égal. Bref, ce soir de 31 évidemment, entre Martine et Frida, ce fut stupeur, hurlements et rupture fatale. Je ne savais pas. Mais chez les filles aussi, il y a des coqs qui se volent dans les plumes.

Quelques jours plus tard Julien, fils cadet de Martine, en apnée parmi les vieilleries, poussières et autres photos, exhume l'image de la classe de Martine à douze ans. On devrait toujours se méfier des plongeurs amateurs. Vous voyez le genre de photo : des filles alignées comme des oignons, sous le halo jauni des années. Car même si Martine reste à jamais jeunette, ses douze ans, eux, ne datent pas d'hier.

Julien dit : "Oh, tiens, maman...
- Oui, oui (soupir) mon fils, c'est une vieille photo de ta mère (merci, il avait compris)
- Mais là, parmi tes copines, on dirait comme Frida, sur la photo...
- Meuuuuh Julien, tu es fatigué ? Tu es fou, mon fils ?
- Non, non, je te jure !
Elle regarde. Blémit malgré tout son teint mat à cause du soleil et des gènes. Regarde le ciel et dieu. Enfin le plafond. Voilà, la lumière revient. La mémoire dessillée, le souffle court, hagarde, tremblements et tout, transpercée, elle exhale :
- Frida !


Frida. Cette Frida qu'elle rencontra deux années auparavant, qui devint son amie, se mit à la colle avec l'un de ses plus vieux et chers camarades, et avec qui elle vient d'allumer le grand incendie de l'amour fini, Frida était son problème, déjà, à douze ans. Elles étaient copines vachardes, les deux dominantes en conflit dans la classe. Sur la photo, on l'entrevoit. Elles sont aux antipodes du groupe de filles. Des regards qui s'évitent et des éclairs qui se croisent. Pole nord, pole sud.

Martine et Frida, à quatre décennies de distance, s'étaient sans le savoir deux fois joué le même drame des amies/rivales.

Au fond de l'oeil, nous avons une tache aveugle. Une zone sans rétine, où le nerf optique rejoint l'oeil. Quand la vie nous emm..., c'est pile avec ce "t'as rien vu" que nous la contemplons.


Placez-vous en face de cette page. Fermez l'oeil droit et fixez l'étoile. A environ 30 centimètres, vous ne verrez plus le nuage noir avec l'oeil gauche. Et inversement. A appliquer avec parcimonie aux humains. Certains sujets de ce traitement ne n'auraient jamais réapparus.



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1 commentaire:

Petite Jeanne a dit…

Je me suis régalée en lisant votre article. J'espère que ce n'est que le début!

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