par Catherine Vidal (Invitée de ce blog)
Neurobiologiste, Institut Pasteur.
Discours à ses honorables collègues pataphysiciens.
Publié en exclusivité dans ce carnet, en hommage aux travaux du fort regretté Perec, Georges.
On a maintes fois chanté le Décervelage. On a arraché les cervelles par kilos et célébré le Décervelage dans l'espace-temps du calendrier pataphysique. Un tel succès ne doit cependant pas occulter la démarche qui s'impose à tout pataphysicien. Il est temps en effet de se préoccuper de l'anti-Décervelage, j'ai nommé : l'Encervelage.
Le concept ? Loin d'être abstrait, il fut décrit par Georges Perec dans un article célèbre intitulé : "Démonstration expérimentale d'une organisation tomatotopique chez la Cantatrice" (Seuil, 1991). L'article illustre les effets du lancer de la tomate sur la réaction "yellante" (de hurlement) chez la soprano de l'espèce Cantatrix sopranica L. (Linné). Grâce à un dispositif expérimental inédit capable d'induire des jets de tomate de haute volée, on assiste à une déstabilisation majeure de la cervelle de la soprano : un processus d'Encervelage, ou stimulation des cellules nerveuses.
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En effet il s'avère que le lancer frappant de tomate entraîne des changement drastiques de l'activité électrique des neurones au niveau des aires cérébrales du tractus légumineux, des noyaux thalami et du sulcus musicalis. L'importance de l'observation a été tout de suite saluée par la communauté neuroscientifique, cependant son interprétation est longtemps restée énigmatique. Comment expliquer en particulier que la tomate écrasée sur le front stimule davantage les neurones que l'écrasement sur la joue?
La question fait référence au grand débat sur la dualité de la "tomatotopie" (tomate/topos) versus la "somatotopie" (soma /topos). Cette dernière décrit la répartition des zones du cerveaux qui sont activées lors de la stimulation tactile des différentes parties du corps (fig 1). Il apparaît que les informations provenant des pieds, des jambes et du tronc occupent une surface cérébrale réduite, alors que le visage et la main sont représentés sur une large région du cortex. On remarquera que les zones correspondant aux doigts et à la partie supérieur du visage sont très proches. Il s'agit là d'une disposition somatotopique propre à l'Homo sapiens. Les experts s'accordent pour penser qu'elle explique notre habileté à nous mettre le doigt dans l'oeil ou dans le nez.
Mais elle pourrait aussi rendre compte de la puissance de l'Encervelage induit par l'impact de la tomate sur le front : la proximité somatotopique permettrait une diffusion vers la zone de la main avec pour conséquence l'activation d'un plus grand nombre des neurones. Mais par quel mécanisme? Comment l'influx nerveux peut-il sauter d'une aire cérébrale à une autre? Cette question a mobilisé les chercheurs pendant des décennies. Armés de microélectrodes de patch-clamp, de sondes moléculaires fluorescentes et de puces à ADN, les scientifiques viennent de percer le mystère: les neurones communiquent entre eux grâce à des Poils!
Les images de microscopie électronique montrent sans contestation possible que la membrane des neurones est hérissée d'une multitude de Poils nommés par les spécialistes "épines dendritiques" (fig 2). C'est là que sont localisées les synapses qui permettent à l'influx nerveux de passer d'un neurone à l'autre.
Sachant que chacun de nos 100 milliards de neurones est connecté à 10 000 autres neurones, on peut évaluer à un million de milliards le nombre de synapses et donc de Poils dans le cerveau. Les chiffres parlent : le cerveau est bien l'organe le plus poilu de l'organisme.
Un cas extrême vient d'être décrit dans une expérience d'imagerie cérébrale par IRM chez des patients souffrant du syndrome dit "du Poil dans la main" ou "piloérection ex manu" pour les cliniciens (fig 3).
Il s'agit là d'une pathologie très invalidante qui conduit le sujet à une réduction forcée de son activité journalière à mesure que le Poil pousse dans sa main. Les conséquences au niveau cérébral sont impressionnantes. En effet, la réduction de mobilité manuelle (due à l'encombrement par le Poil) entraîne un rétrécissement progressif de la zone du cortex représentant la main. Pire, la zone du visage adjacente en profite pour occuper la place vacante ! (fig 4).
Si rien n'est tenté, le patient se retrouve cérébralement amputé de la main, tout en développant le syndrome secondaire "de la grosse tête". L'expérience clinique a montré que la section du poil est inopérante car il repousse inexorablement. L'extraction chirurgicale en profondeur pour le détacher du follicule pileux n'est pas plus efficace. L'espoir repose désormais sur l'épilation laser. Des expériences pilotes indiquent que cette technologie épilatoire est efficace non seulement pour prévenir la repousse en périphérie, mais surtout pour enrailler la dégradation cérébrale (fig 5).
Deux mois après l'épilation, la main regagne progressivement son territoire au détriment du visage. Et finalement, au bout de cinq mois, on constate le retour à une situation cérébralement équilibrée et surtout à un confort de vie retrouvé pour le patient.
En conclusion, cette étude de cas est une illustration exemplaire des capacités d'adaptation du cerveau en réponse à l'invasion d'un Poil périphérique. Cette "plasticité cérébrale" est l'oeuvre des Poils synaptiques qui permettent aux neurones de communiquer entre eux pour réagir aux changements de l'environnement (voir Vidal et Benoit-Browaeys, 2005). L'Encervelage pressenti par George Perec chez la soprano dès 1974, trouve donc enfin au début du XXIème siècle sa pleine démonstration neurophysiologique expérimentale.
Bibliographie
- Georges Pérec
Cantatrix Sopranica et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991
- Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys
Cerveau, sexe et pouvoir, Belin, 2005
Nota : les figures n'ont pu, encore être reproduites ici. Mais nous ne désespérons pas.
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