"Comptez-vous". C'était sa phrase, à l'adjudant, à l'armée. Nous pouvions le sentir à ses cuisses écartées, aux rangers clouées dans la boue, à ses épaules gonflées. Avec sa modestie divine, il nous disait que nos neurones ne nous mettaient à l'abri de rien. Que le rempart entre nos fragilités et le chaos, c'était lui. Il savourait. Nous devions, alignés, reconnaître que le glaive était tout et que nous n'étions rien. Nous nous comptions. Un par un. J'étais "trois", premier rang. "Plus fort", hurlait-il. J'ai souvent imaginé de rompre, de citer Shakespeare, ou Borges. Je ne l'ai jamais fait. Il était la sombre loi qui ne respecte que soi. Et "trois" était aussi dur à dire que d'accepter la folie des mondes aveugles.
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Il y a cette histoire : des chercheurs du MIT ont "compté" une foule italienne en analysant les signaux émis par les téléphones portables. Plus de discussion : chiffres des organisateurs, estimations de la police, finies la poétique louche et l'amusante fourchette. A un près, on sait combien et où ils vont. On notera que ceux qui ne sont pas abonnés n'existent pas... Ces égaré, on les "évalue".
Il y a ce que l'on ne dit pas : ce que permettent déjà, offriront demain, nos jouets, téléphones, gps, rfid (puces à lectures distantes, sous la peau ou dans nos passeports) et autres à venir. Notre laisse à la fourmilière. Notre interdépendance accrue, sans mots ni regards. Notre surveillance, par les machines. A notre insu. Pour le meilleur, le pire, qu'importe. Le mot est là : surveillance. Le simple fait d'adopter les machines nous emmène ailleurs.
Je me suis souvenu du mètre étalon. Il en demeure un à Paris, sous une arcade de la rue de Vaugirard, au coin de la rue Garancière, face au Palais du Luxembourg.
Solitaire, personne ne le regarde. Un mur de pierre. Corniche cimentée, figure et idole, marquée mètre. C'est la Convention qui fit placer 16 de ces étalons dans Paris, en 1796. Il falllait répandre la mesure nouvelle du monde, celle des Lumières. L'ordre technique prenait le pas sur l'ordre religieux. Les unités diverses et locales cédaient devant l'unique, l'universel, puisque le mètre voulu par la Convention et les savants est une partie de la circonférence du monde. Une mesure dérobée à la nature. Ou alors imposée à elle. Les deux sont vrais.
Voilà ce que font de nous les machines que nous inventons. A leur tour elles nous inventent d'autres destinées. Nous distillent en douceur mais sans relâche un autre monde. Transforment notre relation en levier. Rien d'innocent. Le mètre n'existe pas, pour celui qui n'a nul besoin de mesurer.
Le mètre est machine. Autant que le nombre et la foule qui se compte. Qu'avons nous encore de commun, nous qui portons à nos poignets des heures atomiques, dans nos poches des localisation par satellite et des liaisons au Net, dans nos esprits des vacarmes solitaires et distants ? Qu'avons-nous de commun avec ce paysan qui rentrait ses brebis, par peur du loup, sur le Causse, voici deux ou trois siècles ? Que lui dirions-nous, qui ne savons pas estimer la hauteur du soleil dans le ciel ?
Imaginez. Que la loi de l'électricité s'évanouisse. Que nos machines meurent sans larmes. Survivons. Nous ferions comme on fit à Venise ou au Siam. Nous voyagerions à la godille, au pas du cheval. Comme les Indiens de la forêt, nous dirions "beaucoup" et ririons de l'oubli, là où machine affiche son compteur et ses souvenirs sans âme.
Compter. Ce fut la première machine que l'homme imposa au monde. D'elle vinrent toutes les autres, et encore d'autres.
Cela ne semble ni bien ni mal. Alors ? Comptons. Et que chaque matin aussi l'on regarde le soleil sans chercher à goûter autre chose que cette chaleur freinée par les arbres.
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2 commentaires:
Tant qu'il reste encore des arbres pour freiner la chaleur du soleil, sachons en effet apprécier... L'étude que vous citez en tête de la note me donne des raisons supplémentaires de rester réfractaire au téléphone portable. Merci pour votre prose si poétique et élégante.
http://chez-sophie.hautetfort.com
Oui. Je dirai que face à la vague de la technologie, il peut sembler opportun de prendre du champ, ou le maquis ? Je tiens à préciser que je n'ai rien "contre" la technologie, à proprement parler. Mais je me méfie des dogmes et des mains qui la mettent en oeuvre. Que chacun garde sa liberté. Qu'à côté des voies rapides, nous laissions de lents chemins. Qu'au sortir des ports il reste de libres et sauvages mouillages. Et que si je désire allere vivre dans une cabane, qu'on me laisse en paix. Ce que je déteste le plus, ce sont ces forêts, ou des panneaux nomment les arbres et disent par où il faut tourner pour rallier l'auberge.
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