Nos quinze ans. Dans nos coeurs tremblait cette petite frousse qui dit que l'on ne vit que si l'on rêve de tout.
Ce jour-là mes inséparables (Denis et Pierre) et moi fûmes voiturés jusqu'à la "route des crètes". N'imaginez rien de l'Himalaya. C'est juste que le bitume serpente là, séparant deux versants, tout le long de cette chaume où les Vosges érodées ressassent à jamais leurs nostalgies de pics et de montagnes.
Les portières de la 504 claquèrent comme trois coups. Dans notre dos, caressé d'un vent mou, le plateau lorrain. Une pente de forêts, de mamelons, de myrtilles et de miel. Des herbages et des sentiers tapissés de douceur. Sans intérêt.
Nous ne regardions qu'à l'Est. Un Est tout de rafales et de vertiges, de légendes barbares et de désirs encore trop enfouis en nous. De cette interminable falaise de la Schlucht où nous étions perchés, la plaine d'Alsace nous était offerte comme au regard d'une buse. Collines, campagnes, vignes, cités, la carte immense où nous avions grandis était là, ligotée à nos pieds, à la merci de ce surplomb de près de mille mètres.
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Là-bas, des moissons étaient déjà roulées. Les clochers rouges de Metzeral nous aurions pu les cueillir et les sapins plus grands que ceux de la Forêt Noire n'étaient que des piquets. Une enjambée, et d'un orteil on terrorisait Colmar, ou alors on en finissait avec les murailles roses du Haut Koenigsbourg. Les lacs des Vosges ? Sous ce soleil leurs derniers glaçons mouraient par longues rasades et belles étincelles.
Les parents de Pierre, à contrecoeur, nous plantèrent là, nos sacs à dos et nous. Il était convenu que notre première randonnée "en autonomie" devait remonter les sentiers, du sud au nord. La ligne bleue des Vosges, nous ne devions la quitter que lorsque nous le voudrions. Pas de date. Manières de gamins têtus, ayant assez biberonné Kerouac et Easy Rider pour se creuser les joues en regardant loin. "Bon. Téléphonez. On viendra vous chercher" avaient soupiré les parents.
Toute cette première journée nous nous sommes laissés mener par le sentier encadré de genets et de mélèzes. Nous sautions les pierres et nous rafraîchissions de la limpidité du ciel, convaincus que cet azur avait été distillé à notre intention. Chants et bourdonnements aussi. Aux premières douleurs de mollets, nous avons déjeuné. Là, sur notre insouciance et trois pierres du mur païen. Délires d'invasions et rires d'Ostrogoths, en hommage aux déferlantes qui ne virent jamais se briser sur cet édifice, la petite muraille de chine alsacienne. Pâté et pain, fromage de Munster, cerises. Opinels essuyés dans les feuilles. Nous nous sommes relevés. Entre racines et sables acides, sur les tapis de tourbes et d'aiguilles, nous avons repris nos suées entre les framboisiers. Nous avons du croiser un renard et un sanglier affolés. Mais la fatigue était déjà là et le soir venait. Enfin, dans la boucle d'un raidillon, cent mètres en contrebas, nos regards ont plongé dans les encres profondes du lac Noir.
Denis a dit que ce serait amusant de camper là, sur ce piton. Sur la rive nous ne verrions rien, et surtout pas les "ours". Les "ours", dans notre entente, c'étaient les autres. Les promeneurs. Ceux qui ne marchent qu'en short et coiffés d'un chapeau à plume, chantent les inepties du Club Vosgien (les petites saucisses, qui pendent pendent pendent dans la forêt...) et tiennent des crottes de biche pour une trace du Yeti.
Notre toile kaki, celle qui avait l'odeur moisie et caoutchouteuse des surplus de l'armée U.S., s'érigea contre le murmure d'un filet d'eau. Et alors, dans l'ombre déjà bleue, nous avons ôté nos chaussures, percé nos ampoules et trinqué à notre vie d'hommes des bois.
Avouons : dans les nombreuses gourdes qui flicfloquaient dans nos sacs depuis le matin, il n'y avait pas d'eau. Que du Riesling. Et du bon, prélevé par catimini et fous rires dans les caves de nos "vieux". Alors nous avons sacrifié les gourdes au goulot, sauvages, en regardant danser les flammes, écoutant monter en nous l'ivresse d'être oubliés du monde.
Denis avait sa flûte. Il nous a fait Jethro Tull, avec la silhouette qui danse pliée en deux. Et puis cela devait finir avec Deep Purple et Smoke on the Water et quelques joints. Mais la soirée s'est prolongé bien au-delà : nous sommes allés vomir dans les buissons.
La lueur du lendemain nous a cueilli en compote. Nous avions déliré toute cette nuit sans sommeil. Migraines et nausées. Epuisés. Incapables de lever le camp, donc. Notre première "cuite", nous l'avons dissipée là, allongés, prostrés, nos nuques raidies sur un arbre tombé, maudissant les nuages qui filaient dans le ciel, haïssant le chant des coucous, conspirant contre ce carré d'herbe moussue et la forêt qui avait fait de nous des prisonniers.
Jusqu'à ce que Pierre, entre deux sommes ne jette :
"He, vous avez vu les fourmis ?"
L'un de nous avait oublié de refermer la purée de marrons. La colonne énorme de fourmis s'était formée, du tronc ou nous étions, jusqu'au chemin. Sur quinze mètres, une armée large comme le bras. Un torrent de fourmis. Des milliards. Plusieurs foumillières réunies se déchiquetaient, emballaient et partageaient notre trésor. Cela s'arrangeait bien. Puis d'autres vinrent, des petites rouges, qui déclarèrent la guerre à nos grosses noires. La bataille fut gagnée par ces petites garces. Plus agressives. Nous avons tenté d'aider les noires. Mais sous nos yeux Alexandre construisait son Empire, à petits jets d'acide.
Deux jours. Deux jours et trois nuits nous sommes restés là, à observer cette folle marée de soldats.
Quand les rousses eurent fini le pâté, ce fut le pain que nous leur offrîmes. Et puis les gâteaux. Nous partagions. Nous donnions. Nous étions leur cieux et leurs dieux. Tout ce que nous avions aurait été englouti dans cette joie. Mais la pluie est venue. Dans les odeurs de terre trempée, nous avons détalé. Filé dans la vallée pour attendre le train.
Dans le wagon nous étions silencieux. La forêt nous avait livré une miette de son secret.
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L'expérience chez les fourmis
source CNRS :
Au Japon vivent des fourmis aux moeurs surprenantes. Comme elles se reproduisent sans fécondation, ce sont toutes des clones les unes des autres. Autre particularité, elles se nourrissent… de fourmis (d’autres espèces). En l’absence de hiérarchie à l’intérieur du nid, comment se partagent-elles les tâches ? L’expérience acquise dans leur jeunesse détermine leur « métier » à l’âge adulte. C’est ce qu’ont montré des chercheurs du Laboratoire d’éthologie expérimentale et comparée (CNRS/Université Paris 13).
D’ordinaire, chez les fourmis, quatre facteurs contribuent à déterminer quelle sera la division du travail entre les individus de la colonie. Il y a d’abord la génétique : les ouvrières, issues de parents différents ne sont pas équivalentes de ce point de vue. En fonction de la lignée génétique, certaines ouvrières seront plus prédisposées à effectuer telle ou telle tâche. Il y a ensuite la morphologie : par exemple, la petite ouvrière s’occupera plutôt de l’élevage des jeunes, alors que le soldat, nettement plus gros, défendra la colonie. L’âge est également déterminant : en général, les jeunes restent dans la fourmilière, assumant les tâches domestiques et de nurserie, tandis que les fourmis plus âgées sortent pour s’approvisionner ou combattre. Enfin, il y a les relations de dominance puisque chez certaines fourmis, les ouvrières s’affrontent pour pouvoir se reproduire. Les fourmis dominantes restent alors dans le nid pour pondre et les fourmis dominées sont cantonnées aux quêtes alimentaires.
Cerapachys biroi. Il s’agit d’une fourmi originaire de l’archipel des Ryoukyous, au Japon, et de l’île de Taiwan. Elle se reproduit par parthénogenèse, c'est-à-dire sans fécondation. Les individus sont tous des clones les uns des autres, ce qui élimine la variable génétique ainsi que la morphologie comme facteurs de division du travail. De plus, l’absence de reine et de hiérarchie entre ouvrières évite les relations de dominance. Enfin, ces fourmis présentent un cycle de reproduction en deux phases, synchronisées sur le développement du couvain (ce terme désigne l’ensemble formé par les oeufs, les larves et les nymphes): pendant la première phase, dite de fourragement, les fourmis recherchent de la nourriture pour les larves. Lorsque celles-ci arrivent à maturation elles se transforment en nymphes, ce qui marque le début de la seconde phase, dite stationnaire. Pendant cette période, les ouvrières se regroupent à l’intérieur du nid pour pondre. Le retour à la phase de fourragement se produit alors le jour où les oeufs éclosent en larves et où les nymphes « émergent » pour former une nouvelle cohorte de jeunes ouvrières.
Afin d’étudier l’effet de l’expérience sur la spécialisation des fourmis, les chercheurs ont utilisé le marquage à la peinture pour distinguer chaque individu. Il faut savoir que ces fourmis se nourrissent d’autres fourmis (mais d’espèces différentes). Pendant toute une phase de fourragement, lorsque les ouvrières sortaient du nid, les chercheurs ont placé la moitié des individus (toujours les mêmes grâce au marquage) dans une aire contenant des proies, alors que l’autre moitié était placée dans une aire sans proie. Lors de la phase de fourragement suivante, soit un mois après ce travail « de fourmi », la première moitié du groupe s’était spécialisée dans la recherche de nourriture. Inversement, les fourmis qui auparavant n’avaient jamais rencontré de succès dans leur recherche de nourriture s’étaient, elles, orientées vers l’élevage des jeunes à l’intérieur du nid. Conclusion : l’expérience vécue peut orienter, à elle seule, l’individu vers une tâche sociale particulière.
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