Ces jeunes années où l'on doit martyriser un violon ou un pipeau, d'autres nagent dans la boue en rêvant de Platini ou de Zidane. Denis et Pierre, mes deux frères de sang, étaient matheux. Pour eux, chaque soir en rentrant de l'école, c'était racines carrées et Entiers relatifs. Je me tenais au loin. Attendant qu'ils aient épuisé leurs palabres avec les Théorèmes. De mon côté je chevauchais à travers les romans de Karl May, j'apprenais les ruses de Winnetou, l'indien de la prairie où rodent malfaisants et nuages bas. Très fort, May. Adulé par Thomas Mann, ficelé au poteau par la critique, et vous emportant dans le Wild West sans y avoir jamais posé la pointe d'un mocassin.
Mais lorsqu'au clocher six heures sonnaient, je disais adios au Rio Pecos. En silence, encouragé par les odeurs de cyprès et de buis, je progressai vers les fenêtres des deux captifs. Pas un moineau ne piaillait. Pas une branche ne me trahissait. Les graviers que j'expédiais sur les vitres étaient le signal de la liberté.
photo
Dansant sur nos vélos mes potes et moi nous envolions vers les collines. Chemises ouvertes, haletants, les cuisses en feu, nous devenions cette fois Huck Finn et Tom Sawyer. Les canailles de Mark Twain. C'était bien pour faire plaisir à Denis. Pierre, lui, ne crachait que par Jack London. Mais il nous fatiguait de citations : "Donner un os à un chien n'est pas de la charité. La charité, c'est partager l'os avec le chien».
On lui laissait ses chiens et son Grand Nord gelé. Denis et moi ne convoitions que le moite et louche Mississippi. Dans les bosquets poussaient des roseaux, qui nous faisaient des pipes plus longues que des calumets. Pas question d'avaler. Le P4, ce tabac à 20 centimes était une plaie. Non, juste de quoi terroriser les mouches en leur soufflant nos rêves et nos fumées bleues. Ce que je faisais le mieux c'était de jolis cercles, qui passaient dans les larges anneaux précédents. Mon secret ? Garder la fumée, en tas, dans la bouche, y faire des trous avec la langue. Sans souffler, surtout. Je ne l'ai jamais avoué à Denis. Il me faisait trop plaisir, avec ses joues creuses et ses ronds mal fichus.
Grimpés aux arbres, taillant des frondes, sifflant avec des brins d'herbe, dissimulés dans les orties des fortins qui ceinturent Strasbourg, nous livrions parfois bataille aux minus du village d'à côté. Ils étaient dix fois plus nombreux. Ce qui nous enseigna l'art de l'esquive. Le Mississipi, je vous dis.
Ce jour-là, Pierre ne répondit pas à mes cailloux. Son père m'ouvrit la porte et son sourire. "Il n'est pas là ce soir. Entre ?". Georges était du CNRS. Une sorte d'agent d'un FBI extraterrestre, aux cheveux tout fous et blancs. Dans le secret du bureau où il s'enfermait, il devait cracher des formules comme un dragon vomit le feu. Mais dans la vie, il avait ce regard trop doux, à ne pas oser dégainer un gâteau, de peur qu'on lui dise non. Avec sa femme rigolote et géniale qui chantait et tapait dur sur son clavecin, "puisque c'était ainsi avant que l'on invente le piano".
Georges et moi étions comme des abrutis, englués dans le silence du couloir, sans rien à nous avouer. J'observai mes genoux égratignés et couleur d'herbe. Doucement, comme ça, il me demanda pourquoi je n'aimais pas les maths.
- J'en sais rien.
- Tu préfères lire ?
- Vous savez ça ?
- Jules Verne ?
- Oh ça, j'ai tout lu. Non des aventures, des vraies..
J'ai dit Twain. je savais déjà que cela faisait plus chic que Winnetou. Pardon, frère.
Alors il a pris une feuille, et tracé un cercle. Un ballot de cercle noir, sur fond blanc.
Pas question de montrer ma trouille : "Oui et alors ?"
- On peut le dessiner le cercle, mais il n'est jamais parfait. Le mien tu vois, il est moyen.
C'est vrai. Il était tordu et moche comme la fumée de Denis, son cercle.
- Alors, tu vois, c'est comme dans les histoires, il faudrait un mot pour dire cercle, mais un mot qui dirait aussi sa taille, et à qui on pourrait ajouter d'autres mots, pour fabriquer autant de cercles qu'il y a d'étoiles dans le ciel.
J'ai arrêté de faire le mariole.
- Maintenant regarde. Ici je trace un repère, comme des branches d'arbre. Ici les abscisses, l'axe des x. Et à angle droit, vers le haut de la feuille, les ordonnées, les y. Chaque point peut se repérer avec une valeur de x et de y, un peu comme les longitudes et les latitudes, quand tu es perdu dans le désert.
"J'connais, on vient de faire ça, en classe. Encore un truc qui sert à rien".
- Non, regarde, si j'écris x ² + y ² = 1...
- Oula
- Laisse aller. Tu vois ça fait un point ici, un autre là. Et si tu traces sous les points, tu auras un cercle. Cette formule, tu vois, c'est comme dire cercle, mais en plus précis.
Je le jure, de la manière dont il me parlait, rien qu'à moi, et voulait m'emmener dans sa montagne à maths, cela a fait comme un incendie dans ma tête. Les x et les y se mettaient à dessiner des cercles et des loopings comme des abeilles qui rigolent.
Attention. Je ne suis jamais devenu une bombe en maths. Mais je les ai bien traversées, ces jungles de Réels et de Complexes. Et puis elles m'ont offert d'accoster la physique. Ah ça, je ne regrette pas. Tu parles, quelque chose qui voudrait savoir comment poussent les flocons de neige et comment volent les mouettes ! Vous connaissez plus drôle ? Un truc qui passe son temps à poser des questions ? Comme si on pouvait savoir, au fond.
Quelque mois plus tard, un samedi de pluie, Georges, mon nouveau copain à tête d'Einstein, m'a emmené en secret visiter son labo du CNRS. Un accélérateur de particules, rien que pour nous deux. Ca vrombrissait et faisait des étincelles grandes comme des autos. Et ces odeurs électriques ! Mieux que les machines des ces navires cracheurs d'escarbilles et fuyant vers la Nouvelle Orléans.
Sans même m'en apercevoir, je suis entré dans la science comme on pénètre dans une forêt ébouriffée par le vent.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Les folles danses de la matière molle
En réussissant à produire dans un banal ruban de matière molle (silicone) des phénomènes ondulatoires complexes et inattendus (ondes de Dira...
-
" Un coup de dés jamais n'abolira le hasard " inaugure une nouvelle ère pour la poésie. Stéphane Mallarmé compare son oeuvre à...
-
Capricorne, au stade de larve, n'est qu'un creuseur. Un forçat tout à son festin de bois. Trois ans durant, aveugle, sourd, sans odo...
-
Catherine VINCENT (BLOG et ROMAN) (Le Monde et Le Monde.fr, le 15 juin) Quand la science se fait légère comme un papillon LE MONDE | 14.06.0...
3 commentaires:
Vous accepterez une invitation sur un forum "privé" où sont mes amis écrivains ?....
Cordialement
l'anonyme qui vous lit !
et pourquoi pas ? ecrivez moi sur patrice.lanoy@gmail.com ?
bien à vous
Et bien je ne vais donc pas tarder à vous inviter sur "Dire", -un lieu où on échange des banalités avec l'obligation de commencer le message par "aujourd'hui" - qui cache plusieurs forums sur des thèmes d'écriture variés que j'espère vous aurez envie de découvrir une fois connaissance faite !
Enregistrer un commentaire