Je reviens sur la question de l'imprévisible, de l'inattendu, des catastrophes (voir mon post sur le Cygne noir).
Et cela car "Futuribles", la revue des prospectives, publie dans son numéro de décembre un dossier au sujet du livre de Nassim Nicholas Taieb (The black swan, Ed Random House, New York).
La question me fascine car elle fait se rejoindre artistes (penseurs sensibles du monde) et prospectivistes (penseurs rationnels du monde) dans leur tentative de définir ce qu'est notre monde, quelles forces et tentacules s'y agitent, et vers où il penchera.
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Je rappelle que la thèse de Taieb (spécialiste de maths financières) est, en simplifiant : l'imprévisible est imprévisible. En ce sens que le plus radicaux changements de notre histoire échapperont toujours à la prévision, car trop de paramètres et d'inattendu sont en jeu. Cela n'est ni analysable, ni modélisable.
Plus subtilement, Taieb soutient qu'il existe aux yeux des scientifiques deux types de comportements : ceux statistiquement discernables, définissables, prévisibles (linéaires), et ceux qui ne le sont pas. Instables (et non-linéaires), on se débrouille avec eux comme l'on peut (des outils existent, de manière plus partielle).
Et encore, dans les cas extrêmes, non-interprétables et qui peuvent conduire à des catastrophes (les fameux cygnes noirs) comme les krachs boursiers, les conflits, les famines, etc... ou des coups de "génie" (découvertes, pacification, etc...) Taieb explique que les sociétés humaines ont vite fait de créer une "narrative facility", un discours (je dirai des "légendes") qui permettent de relier les faits de façon cohérente et de leur trouver une explication (du café du commerce au discours politique ou scientifique devant la machine à café il n'y a qu'une enjambée).
Si comme moi vous êtes las des rodomontades d'Attali, de Rosnay et consors à l'égard du futur vous vous demandez peut-être ce que répondent nos amis "prospectivistes" à la thèse du Cygne noir ?
Premièrement que l'espèce humaine ne s'en est pas si mal sortie, au regard de l'histoire.
C'est faire un peu vite l'impasse sur les échecs, les civilisations englouties, les génocides rapides et lents, des peuples "premiers" ou différents, la transformation de la planète au profit du modèle le plus puissant (et efficace en termes matériels). Taieb rétorque à cette "réussite" de l'homme (en fait de notre modèle de civilisation) le fait que nous avons tendance à ignorer voire mépriser les coûts induits, les "dommages collatéraux" comme on dit aujourd'hui.
Ensuite que si l'on applique les critiques de Taieb (constituent-elles une thèse ? je n'en suis pas certain), on ouvre un boulevard au principe de précaution absolu, et plus rien ne doit être entrepris sous la menace des possibles conséquences (on sent dans ce supposé que le progrès, c'est entreprendre, bien entendu...).
Cette critique est évidemment un aveu de déroute, car elle déforme le "principe de précaution", qui n'est pas le principe de "faire gaffe".
Mais encore que les prospectivistes, les vrais, disposent dans leur jeu de "wild card", concept qui permet d'introduire dans les modèles une variable explosive. Un évènement inattendu pouvant changer le cours des choses (11 septembre ou découverte des cellules souches).
Il me semble que dans les deux camps des arguments sont forts et flous. Ce qui m'intéresse ici, c'est le débat. Et que sous le feu de tels assauts, les prospectivistes soient obligés de reconnaître les limites de leurs pratiques.
Personnellement, cela me fait du bien. Vous verrez qu'un jour on fera l'apologie des liens sociaux !
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3 commentaires:
Difficile pour moi d'être neutre dans cette histoire tant ma propre culture scientifique (en prenant le mot qui définit le mieux la manière dont j'ai pu avoir une pratique et une éducation des choses avec des chiffres dedans et non en me considérant plus apte à juger qu'autrui) me place naturellement du côté de Taïeb.
La distinction linéaire/non linéaire qu'il effectue me fait penser à la mécanique des milieux continus qui n'a pas honte d'avouer son incapacité à résoudre certains cas, pourtant fréquents, comme ceux liés aux flambements.
Personnellement, je ne trouve d'ailleurs pas les arguments des prospectivistes très forts.
Le premier "l'espèce humaine ne s'en est pas si mal sortie, non ?" me semble peu convaincant. Si l'on adhère à la thèse d'un philosophe du passé qui disait que l'Histoire n'est qu'un long cortège de vainqueurs, il me paraît s'effriter de lui-même.
Le second est parfaitement réfuté dans ce billet.
Le troisième me paraît bien flou mais l'est-il plus ou moins que ce que dit Taieb ? La "Wild Card" (bouh que ce nom est laid tant il sent le marketing) des uns semble creuse. Mais décréter qu'une non-linéarité est la cause de tout sans donner les moyens de mesurer en amont ou en aval ce qui y aboutit, n'apporte guère plus ...
L'un et l'autre ne seraient-ils pas la même chose ? La "Wild card" des uns ne serait-elle pas la condition de transition entre le linéaire et le non-linèaire des autres ?
Ce qui est intéressant dans ces deux visions, c'est leur opposition forte sur la limite des pratiques. Il me semble que Taieb préfère prévenir avant des limites de son exercice alors que les pythonisses professionnelles sortent leur "Wild Card", a posteriori, pour justifier leurs erreurs comme on sortir un joker de sa manche quand on perd aux cartes.
Oui, c'est aussi mon sentiment.
cela dit j'avoue que ma synthèse de "Futuribles" est peut-être tendancieuse (un raccourci l'est forcément, non ? ). Mais j'ai tenté d'être sincère. Désolé aussi, de ne pas avoir lu le livre de Taieb (encore) et m'être contenté de ses déclarations et des analyses parues ici et là, reprises sur le Web... Mais un type qui refuse de faire des interviews dans les médias (aux US !), pour se consacrer à son travail (qui a dit BHL ?) gagne mon intérêt.
Ce qui est plaisant, encore, c'est de voir quelqu'un de bien armé venir (enfin ?) taquiner les prospectivistes sur leur propre terrain...
bonne journée !
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