4.4.07

Ma télé m'a quitté


reflection of nature, originally uploaded by .B.P.M..


Je l'ai donnée. On l'a descendue à deux, les reins douloureux. Quarante kilos et écran géant. Belle mémé. Je sais, cela n'a rien de captivant, de vous parler de mon énorme et vieille télé. Permettez. Au-delà de cela, il y a un sentiment étrange. Celui de passer à "autre chose".
Voyez, je suis son enfant, à la télé. A grosses lèvres, je l'ai tétée : Thierry la Fronde en collant, Nounours en nuage, Rintintin et Zorro, quand dehors il pleuvait. Et puis les Rois Maudits (incroyable hein ?) et même les Dossiers de l'écran. Rythmes de vie. Rythmes de sommeil. Regarder tard et bailler sans être grondé, c'était grandir. Rythme de pays, tant on parle avec les autres, le lendemain, ce qu'a dit la lucarne. Messes païennes du 20 heures. La France dans la lumière bleue. Sa tête, à Elkabach, Mitterrand élu.
Et tout a glissé et changé. Peu à peu, la crispation. Devant les têtes coiffées des présentateurs et le sourcil qui va bien pour rien. Devant le vertige des sujets sans fond. Devant l'info qui ne dit rien de rien. Devant les émissions de jeu et leurs potiches à gros seins (quel est le masculin ?). J'ai senti la main qui me massait le cerveau. L'envie de vomir. Dernières oasis, dans la montagne lointaine des heures tardives, ou alors sur Arte. J'en ai même fait de la télé. J'ai voulu inventer une chaîne "intelligente". Rigolez. Mea Culpa. A l'époque je recevais 200 chaînes et la zapette vibrait. On allait tout changer, sur le cable. Perdu. Trop tard. Tout est devenu comme la Une.
Depuis un an ou deux, la grosse restait éteinte. Plus rien à se dire, tous les deux. Elle grommelait dans son coin. Broyait son noir, jalouse et persiflait de ma radio.
J'avoue j'ai trop longtemps hésité. On a de l'attachement. L'euthanasier ? La jeter sur le pavé ?
Mais non. Je l'ai donnée.
J'ai cherché, trouvé. Quelqu'un de bien. Elle n'a pas d'antenne. Claire Chazal n'y habitera pas. La vieille télé ne fera plus danser que des DvD lentement choisis. Cinéma Coréen. Images d'Océan. Neiges sur le Spitzberg. Jolie retraite, ma grosse. Sans rancune. Tu mourras, j'espère, en montrant Ran, de Kurosawa.
Et moi ? Moi je suis là. A papoter. A jongler avec ces bouteilles que l'on jette à l'océan avec le même geste que d'un bateau. Et le plus fou, c'est que l'on s'en fait, des amis, sur des plages abandonnées du Web.
Longue vie à la convergence des médias.
La préhistoire télé, on dira que c'est fini.

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Karl Popper :
"Au cours d'une discussion avec le responsable d'une chaîne, il me tint des propos effarants qui lui paraissaient naturellement indiscutables. "Nous devons offrir aux gens ce qu'ils attendent", disait-il par exemple. Sa position lui semblait conforme aux principes de la démocratie. Or, rien dans la démocratie ne justifie la thèse de ce directeur de chaîne, pour qui le fait de présenter des émissions de plus en plus médiocres correspond aux principes de la démocratie, "parce que c'est ce que les gens attendent". La démocratie n'est rien d'autre qu'un système de protection contre la dictature et rien à l'intérieur de la démocratie n'interdit aux personnes les plus instruites de communiquer leur savoir à celles qui le sont moins. Bien au contraire, la démocratie a toujours cherché à élever le niveau d'éducation : c'est là son aspiration authentique"

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