(Nouvelle)
Texte et photo ©PL
Nouant leurs cheveux avec des foulards elles se hâtèrent d'enfourcher les scooters. Sans les démarrer elles poussèrent les machines jusqu'au port. De manière à ce que l'écho de la pétarade n'éveille pas les filles. Quatre femmes, quatre filles. Sauf que des adolescentes en vacances ne se lèvent pas pour aller contempler quelque chose d'aussi ordinaire que l'apparition d'un soleil.
Leila aurait préféré le chemin de la côte. Le lisse ruban longe la mer de si près que l'on imagine que l'on pourra rouler sur l'eau jusqu'à Alexandrie. Basma conduisait le premier scooter. Elle choisit l'autre route. Celle qui tourne et grimpe par la montagne des eucalyptus, touche la Khora et son monastère, avant de dégringoler vers le sud de l'île. De cette corniche les femmes purent soudain dans un même paysage voir le soleil et la lune. L'un paraître et l'autre s'engloutir. Dans un virage, ébahies de vertige, elles stoppèrent. L'île de Patmos à leurs pieds, le mouvement dans un ciel mauve. De l'orient à l'occident.
Sans s'égarer elles retrouvèrent le chemin de la crique éloignée. Les machines furent abandonnées contre de forts tamaris. Il fallut marcher encore, longer à flanc de colline un muret de berger dont les pierres coinçaient de longues épines que même les chèvres contournaient.
Elles s'attardèrent. Le temps de nager jusqu'aux falaises, de parler, de se sécher. Le temps volé de se baigner une dernière fois dans l'eau glacée. Nues.
Lorsqu'elles revinrent à la maison le soleil était presque assommant. Les filles n'étaient pas levées. Elle préparèrent le thé et partagèrent des pâtisseries d'amandes et de miel.
Bientôt dans le patio la chaleur engourdirait les esprits. Vers midi on grignoterait. Puis on se disperserait pour une ultime sieste dans les hamacs ou les lits à baldaquins. En fin d'après-midi mères et filles boucleraient les valises et puis viendraient le soir et le bateau pour Bodrum. Son pout pout résonnerait à travers la Skala. Le ferry s'amarrerait à l'extrémité du quai, si gros, si proche que l'on pourrait craindre qu'il écrase la maison.
Des tongs claquèrent dans l'escalier où quelqu'un avait aligné les chapeaux de paille.
- Y reste du miel ? bailla Loubna, en étirant ses yeux pour tenter d'y voir un peu.
- Oui, bonjour, as-tu bien dormi ?
- Mouajour mèèèère...
- ... mais pas celui que tu préfères, je crois, répondit Leila. L'adolescente souffla et tâtonna jusqu'au frigo.
- Bon on s'en va aujourd'hui, on peut prendre une énooorme douche ?
L'eau étant la denrée la plus rare de l'île, deux fois par semaine une épave rouillée en livrait quelques tonnes. Entre ces visites il s'agissait de se laver les cheveux avec un verre à dents.
- Non, il faut penser aux suivant, fit la mère sans lever ses yeux de ce poème de Dylan Thomas, allongée parmi ses amies.
Le flamboyant et l'albizia oscillaient. Parfois le meltem parvenait à sauter le mur, à tournoyer autour des colonnes, soulevant les tissus, frissonnant sur la chaux du patio. Les arbres embaumaient. Peut-être moins que du jasmin ou des bougainvilliers. Dans les recoins des lézards étaient en fuite, chassés par les pétales que balayait le vent, par une ombre de chat.
L'algérienne, l'égyptienne, la palestinienne, l'iranienne. Venue chacune avec une fille, se connaître, parler du pouvoir et de la religion. Des hommes, bien sûr. Laïques, engagées à gauche, (sauf Aïcha, il fallait bien le reconnaître), toutes exilées ou menacées dans leurs pays. Un éditeur parisien avait fourni cet endroit dans l'abri parfait d'une île grecque. Dans l'attente que leur rencontre se transforme en un texte. Peut-être. Un écrit contre l'Islam des extrêmes, ou même l'ébauche d'une collection d'essais, regards de femmes sur l'usage de toutes les religions.
Lorsque la fille de Basma rentra en claquant la porte de bois, les mères avaient commencé à ranger la cuisine. Les filles étaient allées rapporter leurs vélos chez le loueur.
- C'est incroyable... cria Galatée à travers les pièces ouvertes de la maison.
- Vous pourriez aller porter la poubelle ? Les chats rôdent déjà.
- Maman ! Après nous, les prochains locataires de la maison...
- Oui ?
- Ce sont des...
- Des ?
- Des Juifs !
Il y eut un silence. Même le sempiternel chant des tourterelles sembla interdit.
- Et alors ?
- Quoi ? Quand même ! T'es au courant que c'est la guerre en ce moment. Il y a quelques mois ils massacraient, à Gaza, les sionistes !
Basma ne répondit rien. Samia avait entendu. Elle avait quitté Hébron voilà plus de vingt ans, juste après les massacres au Liban. Elle se leva rangea la pile d'assiettes sur l'étagère, derrière le rideau et sous l'insistance des regards finit par souffler :
- Montez enlever vos draps, et pliez-les. Et finissez vos valises, si vous voulez bien...
Les préparatifs étaient achevés. Les valises alignées. Ne restait plus qu'à tirer les volets et à remettre les tapis. L'ordre des choses.
Mères et filles se tenaient dans le patio, sous la terrasse de bois qui avait du accueillir des pèlerins, dans ce qui servait un siècle plus tôt de pension. C'est dans une grotte à mi-pente, sur le chemin du monastère, qu'une voix divine dicta, raconte-t-on, le texte de l'Apocalypse à Jean. Le chrétien avait été exilé par Rome et l'Apocalypse ne serait pas tant ce texte religieux qu'un pamphlet à l'usage des résistants de tout l'Empire. Qu'importe que vous soyez faibles. Le bien que vous incarnez vaincra la bête.
Les femmes se tenaient une fois encore sur les banquettes du patio. Aussi raides que pour une veillée mortuaire. Autour de Samia. Elle venait de se blesser dans l'escalier et allongeait sa jambe, un sac de glace sur le genoux.
Galatée déambulait en cercles dans la courette, discourant, à la poursuite de ses pensées.
- On va tout de même pas les croiser sous le même toit ! Rien qu'à penser que j'ai dormi dans la même baraque que des Juifs, ça me les fout grave...
- Pas des Juifs. Des Israéliens. Les mots ont un sens, rectifia sa mère.
- Le sang versé aussi, chuchota Samia.
Quelques instants plus tôt le grec qui bricolait parfois dans la maison était passé relever les compteurs et s'assurer que le ménage était fait. Son renseignement était qu'une famille de Tel Aviv louait la maison depuis des années, à la fin d'août, y organisait des retrouvailles avec des cousins du monde entier. Ils avaient parfois été plus de trente à faire la fête là pour des jours et des jours.
Aïcha lui avait demandé s'il pourrait se charger de transmettre les clefs aux nouveaux arrivants. Sa réponse avait été que cela n'était pas de sa responsabilité. Mais que si on voulait, on pouvait les laisser les laisser à la réception de l'hôtel Babylon, dans la ruelle en face. Subtilité méditerranéenne.
- Et avant de partir on fait quoi ? On met la mort au rat sous les matelas ou dans la réserve d'eau ?
- On ne va pas laisser les clefs. On va les accueillir, fit Basma.
- Quoi ?
- On a pas peur. Pourquoi fuit toujours ? On va leur montrer. On va les recevoir, leur servir un verre, leur expliquer la maison, leur montrer pour le linge et pour l'eau...
- Pas question. Qu'ils aillent dormir à la décharge. Qu'ils aillent crever, ces Juifs fêtards...
On était dans la chaleur de la fin d'après-midi. Le silence était assez visqueux et brûlant pour se laisser confondre avec de la lave. Certaines étaient pour l'humiliation par l'hospitalité, d'autres pour l'affrontement. Et un assez grand nombre de positions intermédiaires furent discutées.
- Bon, en attendant l'accueil du loup vous restez là, les filles, finit par décider Basma. Vous gardez le fort. On va au café, on a un dernier chapitre de notre livre à détailler au calme.
- Revenez avant l'arrivée du bateau. Je ne tiens pas à me retrouver face à des assassins... On ne répond de rien, fit Galatée, tout en singeant des mouvements de karaté à travers le patio. Comme elle était bonne danseuse c'était grotesque et charmant. Un rire de soulagement courut parmi les autres filles.
Les mères revinrent avec soin bien avant l'heure du bateau, davantage troublées qu'inquiètes. Partageant ce fardeau, ce sentiment lassant que tout les poursuivrait toujours, en tout lieu. Qu'allait-il se passer avec les Juifs ? Faudrait-il encore affronter ces silences épais de reproches et de sang ?
Mais à peine Aïcha poussa-t-elle la porte du patio qu'elle ressentit quelque chose d'inhabituel. L'écho des voix comme assourdi.
Attablées les tigresses palabraient avec trois garçons de leurs âges. Les arrivantes ne pouvaient les deviner que de dos. L'un des visiteurs, le brun, le plus mur à en croire une barbe, tenait une guitare coincée sous son bras. Affairé à servir l'ouzo, un autre avait sa peau sombre qui luisait dans les lumières des bougies. Le dernier, le teint assez rouge et les cheveux assez clairs pour descendre d'Islande, arborait un Tshirt noir où figurait une indéchiffrable phrase en hébreu. Il se retourna. Sur sa poitrine était inscrit "سلام". Salam. Paix, en arabe.
Galatée accourut à sa mère : "Ils sont dans l'île depuis hier. Ils sont arrivés avant leurs parents et n'osaient pas nous déranger. Ils sont de gauche, maman. Des militants..."
Sans baisser assez ses yeux pour dissimuler une flamme elle se rapprocha et murmura :"L'un d'eux, Shlomo, le guitariste, a un oncle chercheur à Tel Aviv qui dans un livre a écrit que le peuple juif est une affabulation historique... Il leur reste de la place dans la maison. On peut rester quelques jours, avec eux, dis ?"
©PL