21.11.09

Oh temps Président


Prosper Tallon était Président. Le meilleur. Outre qu'il avait pris soin d'épouser la plus belle femme du monde, tout ce qu'il annonçait se réalisait.

Il n'annonçait pas tout ni n'importe quoi, loin de là. Mais chaque fois qu'il prenait position sur un conflit, une crise sanitaire ou financière, chaque fois qu'il disait "écoutez, c'est simple, c'est quoi le problème, je vais vous dire pourquoi, comment... " ce qu'il avait prédit se déroulait comme il l'avait entrevu. Et sa solution était de loin la meilleure, puisqu'elle n'était commentée que par ses amis.

Le cas le plus célèbre de ses interventions, cité depuis en exemple dans les cours confidentiels d'année terminale des Instituts de sciences politique du monde entier, fut celui du conflit de la Fédération Continentale avec le R6 des états de liberté fiscale. R6 soutenu en sous-main par la guilde internationale mafieuse et dont l'obscur chantage était limpide : vous nous laissez faire nos affaires en coulisses, même si cela a un coût croissant pour l'économie apparente et affaiblit vos Etats, ou alors nous distribuerons de manière massive des armes lourdes aux déshérités, aux laissés pour compte de vos sociétés.

La réplique, dit-on, fut inspirée à Tallon lors d'un voyage au Betglatesh. Le colossal avion présidentiel survolait à basse altitude une région inondée densément peuplée. En contemplant à perte de vue ces taudis noyés, autour desquels surgissait parfois une usine, un immeuble, un projet effondré, Président se gratta le nez et dit à son épouse : " tu sais chérie, l'idée est simple, il faut supprimer l'illusion du temps ".

Quelques respectueux de sa cour se risquèrent tout de même à tenter d'expliquer que cela était une dangereuse intuition. Que l'existence du mirage du temps permettait celui des dettes, des intérêts financiers, des monnaies, des fortunes en devenir, et que cela fondait la légitimité des Etats. Que si l'on en revenait au troc et aux échanges immédiats sans appétits pour le lendemain, il n'y aurait plus moyen de prélever une dîme, de financer les fonctionnaires, les forces armées, les infrastructures utiles à la ploutocratie... Et qu'au passage si l'on supprimait la notion d'avenir on supprimerait l'espoir des plus pauvres. En fin de compte c'était la seule chose qui permettait de les tenir : leur crainte de perdre, dans le brasier d'une révolution, le peu qu'ils attendaient du reste de leur vie. En supprimant la promesse du temps on s'exposait à des émeutes sans précédent...

Tallon rétorqua : "Vous n'y êtes pas. Le temps n'est pas la solution mais le problème".

Nous ne vous suivons pas...
"C'est pourquoi c'est moi qui suis Président. C'est simple pourtant. Les malheureux sont inquiets car ils voient leur vies défiler et rien ne se passe, hein. Au fond ils savent qu'ils croupiront à jamais. Afin qu'ils n'aient plus la frustration de ne point vivre dans un monde merveilleux, nous allons les soulager, en leur ôtant l'espoir..."
Un frémissement parcouru les conseillers.
Bon certes mais alors comment faire ?

"Un nous allons abord créer un monde immobile, où tout se répète de manière rassurante, où sera cultivé le passé et l'anecdote. Puis dans un second temps nous cultiverons l'horreur du futur. La crainte des autres et des crises. La peur de la différence et des virus, vous verrez pour les détails."

Tallon précisa que selon son plan les miséreux se satisferaient de leur sort car ce qu'ils verraient dans l'avenir serait encore pire que ce qu'ils enduraient."

Mais comment comptez vous obtenir cela, Monsieur ?
"C'est vous, Beyssou, qui avez dirigé la première chaîne de télévision qui me demandez ça ? C'est avec vos médias que nous allons la leur tailler sur mesure, cette quatrième dimension du temps qui ne passe plus. A commencer par leur distribuer des écrans plats, du haut débit, à haute dose ce qu'ils consommaient jusque là par dépassement du crédit. Des jeux, du pain virtuel... A travers ça nous allons créer une myriade de petits désirs que nous pourrons combler à bas coût, dans l'instant... Voyez : du soulagement, de la tranquillité immédiate. Ce sera le plus gros des émissions. Dans le même temps aux infos nous diffuserons la peur du lendemain. Ce que nous appelions le journal, hein... (ils rient, tous...)

Une femme, celle qui vendait de par le monde des centrales énergétiques, reprit : c'est admirable ! Une anesthésie générale. Cela occupera leurs cerveaux à tant de futilités et de terreurs qu'ils n'auront plus même la notion des heures qui passent...

Quelqu'un risqua :
Mais n'est-ce pas ce que les mafieux font déjà, avec les drogues ?

Président regardait par le hublot. Le soleil éclairait l'Himalaya. "Oui... Et nous avons eu bien tort de laisser l'économie du plaisir et de la peur entre les mains du monde parallèle. Drogues, sexe, jeux, ils font tout cela mieux que nous. Et aujourd'hui pour toute récompense ils nous menacent de soulever contre nous les misérables en les privant de leurs calmants... ? Bien entendu, nous continuerons de choisir chez les pauvres, chaque année, les meilleurs, ceux que nous estimerons mériter l'investissement d'une véritable éducation."

A cette nouvelle tous ceux qui dans l'avion avaient un pauvre dans leur famille respirèrent.

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