19.11.20

Les folles danses de la matière molle

En réussissant à produire dans un banal ruban de matière molle (silicone) des phénomènes ondulatoires complexes et inattendus (ondes de Dirac), des physiciens français (Escpi/Cnrs) font surgir de nouvelles questions et perspectives.  Avons-nous bien compris comment vibrent certains matériaux ? Ne serait-ce que les tapis cellulaires de nos oreilles ?

Image © Maxime Lanoy et Fabrice Lemoult

Il faudra lui trouver un nom. Le nom d’une danse consistant à gigoter à la fois sur place et en sens parfaitement contraires, vers l’arrière et vers l’avant en même temps, et donc des vitesses opposées !

Ce comportement jusque-là inconnu de la « matière molle » a été mis en évidence par une expérience des chercheurs de l’Institut Langevin de Paris (Ondes et Images, unité mixte Cnrs/Espci) et dont les résultats sont publiés le 18 novembre 2020 par les PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences) (2).

Plus précisément, le travail des physiciens parisiens porte sur des ondes centimétriques (100 Hz) se propageant au sein d’un élastomère étroit (3cm) et très mince (3mm), et y engendrant (entre autres) de prometteuses « ondes de Dirac ».




Voici la très abondante et parfaitement ordinaire famille des objets mous (incompressibles et déformables) propulsée au rang d’insolites objets vibrants, se prêtant à des singularités passionnantes par leurs conséquences. D’étranges phénomènes mis au jour par des méthodes et des représentations transposées depuis l’univers infiniment plus minuscule du monde atomique et des « cônes de Dirac » électronique. 

De prometteuses perspectives se dessinent :  les tissus vivants, ceux de nos oreilles, cordes vocales, ou myocarde constituent ainsi des objets mous susceptibles de danser « autrement ». Une autre compréhension du comportement d’objets qui nous entourent au quotidien est proposée. 

Graphène et « cônes agitateurs »

Le départ de cette course vers les nouvelles possibilités vibratoires dans la matière fut donné à une toute autre échelle, lors de travaux portant sur l’électronique du graphène. La version mince et plane du graphite et ses curieuses propriétés topologiques (prix Nobel de physique 2010 et 2016) permirent la mise au jour de phénomènes électroniques inattendus.

Les valeurs d’énergie que peuvent prendre les électrons dans un milieu solide sont en physique figurées par des alternances de niveaux, des bandes dites « possibles » ou « interdites » aux particules. Les bandes « possibles » pouvant par ailleurs correspondre à deux comportements très différents des électrons : le mode valence, consacré à la liaison entre atomes de la molécule, ou le mode conduction (liberté pour des interactions, comme la propagation d’un signal cherchant à traverser le milieu). Ceci détermine par exemple le comportement électrique du matériau, conducteur ou isolant. 

Le graphène offre aux électrons une possibilité tout à fait exceptionnelle : il les autorise, par endroits (nommés « points de Dirac »), à « sauter » avec facilité une bande interdite. C’est comme si le matériau, au lieu d’imposer de façon homogène des comportements définitifs aux ondes/particules, leur proposait au sein d’un paysage vallonné, des points de passage.

 Dans le domaine des interactions onde-matière, cela entraîne des cascades d’effets remarquables. Les électrons du graphène, multi-disponibles, se comportent ainsi comme s’ils se trouvaient démunis de masse. Ouvrant la voie à des propriétés aussi prometteuses que « l’effet Hall quantique », à température ambiante. On évoque volontiers une « nouvelle électronique » en gestation.

Des ondes de Dirac dans tous les matériaux ?

La richesse conceptuelle et expérimentale des « cônes de Dirac », la façon dont leur découverte a bouleversé tout un champ de recherches a généré une excitation intellectuelle qui a essaimé vers d’autres domaines.

Le mouvement des électrons est décrit par l’équation de Schrödinger. La propagation des ondes classiques (photons, phonons) est gouvernée par celle de d’Alembert. Or ces deux équations sont cousines, fort semblables. Pourrait-on s’appuyer sur cette identité pour envisager d’autres tandems ondes/particules-matériau ?

Des travaux sur les photons (ondes optiques) mirent d’ailleurs en œuvre, avec succès, des cristaux photoniques comportant des inclusions de pistes de cuivre. Une autre piste conduit vers l’échelle macroscopique : les ondes mécaniques sauraient-elles, également, ouvrir sur de tels phénomènes ? 

L’idée était doublement excitante : pour interroger les gammes de matériaux plus abondants sur leur capacité à produire des ondes de Dirac, mais aussi car un tel changement d’échelle rendrait cette fois le phénomène directement observable !

L’analogie imposait toutefois que le matériau présente, à l’instar du graphène, ou des cristaux photoniques, des hétérogénéités. Des inclusions de micro-objets choisies pour être compatibles avec la longueur d’onde (recherche de l’interaction onde/matériau). De multiples travaux ont ainsi porté sur des structures comportant des « trous » espacés sur des plaques de métaux, des dispositifs en nid d’abeilles.

Succès : les « cônes de Dirac » furent au rendez-vous, et la matière du monde macroscopique s’est révélé vibrer « comme » interagissent les électrons du graphène.

Vers davantage de simplicité 

Dans le fil de ces réussites, une autre question a surgi. Dans le domaine des ondes mécaniques, où l’on jongle avec quantité de phénomènes dans le but de produire des interactions déterminée et focalisées, une simplification du dispositif était tentante.

Ne pourrait-on dès lors obtenir des résultats comparables sans les hétérogénéités ou structures destinées à contraindre les ondes ? Mais au contraire, travailler avec un matériau simple et d’une pièce ? 

L’idée était dans la manière d’obtenir un résultat aussi élégant. Les « obstacles » placés dans un milieu afin d’interagir et d’induire les cônes pouvaient en effet, du moins en théorie, être remplacés par de purs effets propagatifs. Dans le principe d’altérer par endroits les caractéristiques de conduction du matériau homogène ? 

 2014 vit le succès de ces tentatives. Au MIT Alexei Maznev fit vibrer le Duraluminum, un alliage rigide, en dévoilant des signatures caractéristiques du phénomène. La simplification du matériau était permise par le choix de la géométrie, une plaque ultra fine produisant des effets de bord, d’écho et de rebond. Les ondes réfléchies interagissant dès lors avec les ondes incidentes. Des zones interdites aux ondes s’établissant au cœur du solide, en rendant d’autres plus « transparentes ». 

Sous les cils de l’oreille

La voie des corps mous simples et homogènes s’ouvrit aux chercheurs de Paris autour d’une machine à café. Il était ce jour-là question de l’implantation étrange des cellules ciliées de l’oreille interne.

Les cellules cillées présentes dans la cochlée présentent en effet la particularité d’être disposées par touffes géométriques, aux allures circonflexes. Une configuration pour le moins intrigante, au regard de spécialistes des ondes. Ils se demandèrent si un phénomène vibratoire ne pouvait être à l’origine de cette disposition, présentant les indices d’une « adaptation » du dispositif biologique à une particularité non élucidée des vibrations.

On notera que les stéréocils baignent dans un fluide (endolymphe) servant d’amortisseur mécanique, pour des cils oscillants à la manière de palmiers lors d’un tremblement de terre. Mais il semble bien que le tissu vivant (membrane basilaire), le site d’implantation des cellules ciliées qui doit transmettre le son, doive participe à la sélection des fréquences, leur acheminement sélectif. Ce qui en soi constitue une surprise…

Les matériaux mous sont omniprésents. L’on peut gager que leur exploration, leur améliorations à l’aide de phénomènes acoustiques de plus en plus maitrisés et opérateurs seront fertiles dans des domaines aussi divers que la physiologie, les interfaces, les matériaux complexes, la robotique «soft »… 




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