(une version de ce texte a été publiée dans le numéro de Macrocosmes d'octobre 2012)
Comment la matière et les êtres se sont-ils formés ? On peut
imaginer qu'autour du foyer le soir, tandis que dansaient flammes et ombres,
nos ancêtres n'ont cessé de désirer répondre à la question sous forme de contes, de chants, d'épopées et de mythes. La structure en histoire étant le
support commun à ces manières de partager la projection de l'homme sur le
monde. Une simple commodité ? La narration possède un double avantage. Tout
récit étant une parabole ce processus propose une esquive, une tangente à la douloureuse
question de l'origine. En outre les acteurs y sont des personnages familiers et
friables. Circulent entre eux les doutes qui traversent notre communauté
humaine. La seconde fonction des récits fondateurs est de transmettre une mise
à distance, une sagesse opératoire sédimentée par les générations à propos de tous
les périls que transporte cette redoutable question. Dieux, esprits, sorcières
et forces invisibles : l'homme possède l'immense pouvoir de définir une trajectoire
aux choses qui l’entourent, puis de s’inviter à interpréter son rôle sur cette
scène qu'il vient de bâtir. Alors la menace du vertige et de la folie de
s’éloigner un peu, de cesser de nous mordre. Sans doute jamais du fond de notre
caverne platonicienne n'entendrons-nous la réponse à nos quand et à nos pourquoi.
Tout au plus quelqu'un viendra-t-il citer Emmanuel Kant (dans la Critique de la raison pure). Le
doute existentiel sans relâche nous poursuivra, la question de la finitude de
l'univers n'a aucun sens. Il s'agit d'une antonymie, soutient Kant. Mais cette
quête acharnée ne serait-elle pas ce qui à chaque pas refonde notre humanité ?
Pour la plupart d'entre nous l'origine de l'univers est
synonyme d'évènement initial. Ou de paroxysme fondateur. Il s'agit là d'une lourde
inexactitude. Le modèle théorique d'expansion de l'univers, big bang pour les
intimes, désigne tout un ensemble de constructions abstraites (une famille de
modèles) correspondant à des solutions aux équations d'Einstein relative à la
nature de l'espace et la gravitation (relativité générale). Alimenté par les observations
astronomiques et physiques, cet échafaudage conceptuel demeure dominant au sein
de la communauté scientifique et cela depuis un peu plus d'un demi-siècle. Si la
vitesse de fuite des galaxies, l'importante
présence d'hélium dans l'univers jeune, ou les traces comme le rayonnement du
fond cosmologique sont ainsi intégrés par les variantes du modèle central il faut
au passage relever que quantités d'autres observations y trouvent plus
difficilement place. Voire pas du tout ou alors sous la forme d'un point
d'interrogation.
Ce consensus actuel autour d'une expansion de 13,8 milliards
d'années s'exprime autour de deux idées centrales. D'abord l'univers fut tout à
fait différent dans un passé lointain de ce qu'il est aujourd’hui. De très
dense, très chaud, très énergétique et minuscule il est ainsi devenu dispersé,
froid et matériel. Une évolution radicale, une "saga" qui comporte de
nombreux épisodes, régulièrement revus à la lumière de découvertes et
d'observations détaillées. Le deuxième point clef étant que l'expansion de l'univers existe
toujours. Contrairement à l'idée qui prévalait depuis plusieurs décennies que
la force reine aux grandes échelles de l'univers, la gravitation, finirait par
ralentir la vitesse de fuite des galaxies et rassembler la matière dispersée
comme un berger regrouperait ses moutons éparpillés par une attaque de loups,
les observations menées depuis les années 90 (prix Nobel 2011 à Perlmutter,
Riess et Schmidt) suggèrent qu'un mystérieux facteur provoquait au contraire une
accélération de cette expansion de l'univers.
Face à cet univers-scénario, une évidence : si évolution il
y eut, il doit être possible de rembobiner le film. Ce faisant, remonter le
temps à rebours conduit les cosmologistes certes vers univers de plus en plus
petit et chaud et dense mais aussi aux rives d'un horizon de temps et d'énergie
inaccessibles à notre physique relativiste ou quantique. L'univers que nous
connaissons apparait comme posséder une limite floue. C'est pour désigner cet
horizon, par défaut de vocabulaire davantage que par concept, que l'on abuse
ici du mot "origine".
Imaginons assister à une représentation de cette saga des "minutes"
obscures de l'univers, celles qui précèdent la matière telle que nous la
connaissons, aujourd'hui, dans notre environnement, atomes et planètes aux
cieux azurs.
PRELUDE
0 ou ∞, comme l'on voudra
Noir
Le rideau reste baissé et cela dure. Et dans une obscurité
absolue les spectateurs se sont installés à tâtons. Ils ignorent depuis quand
ils attendent. Peut-être depuis toujours. Sont-ils assis, respirent-ils encore
?
Cette mise en bouche tente de décrire l'"ère de
Planck" dont ne sait si elle dure un instant ou l'éternité. Pour la simple
raison que le temps n'y a pas de nature. Pas davantage que les dimensions, ou
la matière ou l'énergie, du moins dans notre acceptation de ces termes. Avant un
repère que l'on nomme le temps de Planck, soit 10(-43) secondes (la plus petite
unité de temps mesurable par le truchement de la vitesse de la lumière), on théorise
ou bien l'on poétise. Car ni la physique ni notre bon sens "terrien"
n'ont accès à des valeurs vertigineuses (pour Lemaître tout l'équivalent
matière de l'univers serait alors contenu dans un volume plus minuscule que la
plus infinitésimale des particules connues à ce jour). Pour s'essayer à leurs raisonnements
les théoriciens fourbissent ici des tentatives de cosmologie quantique (Stephen
Hawking), des surgissements, de l'écume et des bulles, invoquent déchirures,
fluctuations, super-cordes et branes. Bref une "singularité" indicible
où pourtant tout se trame. Pour contourner la problématique de la singularité
(et la question qui contient l'univers s'il a une origine) les physiciens
proposent d'ailleurs dans leur panoplie un modèle de pré-big bang, qui serait
une forme-univers précédant le notre. Une façon de repousser le problème ?
ACTE I. Violence primitive (durée : un demi-million de nos années
environ)
Scène 1.
Quelque chose frémit. De 10(-43) 10(-32) secondes règne l'énergie du vide sous
la forme d'une force unique et l'univers primordial enfle de façon exponentielle
(il gagne un facteur 10(50), voire 10(1 000 000)). Selon les sous-modèles proposés,
cette phase d'"expansion cosmique" ultra-rapide violente et perturbée
permettrait de résoudre la question de l'horizon ou de la géométrie de
l'univers). La physique relativiste devient utilisable pour dresser un portrait
théorique de ce monde à grands coups de densités et de températures "extrêmes".
Scène 2.
Quelques miettes de seconde encore et outre un autre facteur
de dilatation de 10(50) (au moins ?), trois forces se différencient :
gravitation, interaction forte (source d'énergie des étoiles) et électrofaible.
A ce moment on peut considérer que les
constituants de la matière (quarks, électrons, neutrinos) acquièrent des
propriétés "familières" même si ce paysage nous demeure inaccessible.
ACTE II. Déploiement.
Scène 1.
Les forces au complet. Du coté des 10(-11) secondes densité
et température commencent à s'effondrer. Plus que 10(15) degrés ! Cela autorise
la scission de l'électromagnétisme et de l'interaction faible. Les quatre
forces que nous connaissons aujourd'hui sont entrées en scène. Dans ce paysage désormais
presque familier, la physique relativiste devient capable de raconter la suite
du scénario.
Scène 2.
10(-6) secondes. Les particules légères s'assemblent et en
forment de plus massives (neutrons et protons). Le monde en expansion continue voit
sa continuer à chuter. Brrr. Il ne "fait" plus qu'un million de
degrés en moyenne.
Scène 3.
Quelques minutes. Apparition des premiers noyaux atomiques. Les
éléments légers se bricolent à partir de neutrons et protons : hélium et
lithium, et bien sur l'hydrogène (sous forme de proton solitaire) largement
dominant (près de 80 %).
Scène 4.
Jusque vers 400.000 ans. Découplage de la matière et des
rayonnements. Capture de la soupe d'électrons par les noyaux. L'univers devient
transparent à la lumière. Sa température est de 3000 degrés. Ce sont les
prémices de la première lumière que capteront les plus sensibles de nos
instruments (fond cosmologique)
ACTE III. Naissances d'étoiles.
Cela prend une autre tournure. Dans cet univers encore un
millier de fois plus chaud et un milliard de fois plus dense qu'aujourd'hui, l'expansion
se poursuit mais cette fois sur son élan, sur un rythme de croisière. L'hydrogène
disponible s'assemble en amas gigantesques, des nuages dont la contraction permet
sous les fracas et les ondes de choc l'agglomération de galaxies sombres qui
commencent à s'embraser par endroits : les premières étoiles.
ACTE IV.
Ce sera celui des planètes et de la vie. Disons qu'un
arlequin entre en scène pour suggérer un entracte.
*****************
TEMPS
Nous ressentons le monde à travers les évènements qui nous
entourent, par l'observation des changements incessant qui nous frappent, ainsi
que les vivants et les objets qui nous entourent. Sans mémoire du passé ni
invention du futur, à chaque instant notre vie serait menacée.
Voici surgir une autre
intéressante contradiction inscrite au cœur de nos langages. Nous faisons comme
si le temps était une "découverte". Nos horloges atomiques et montres
de poignet "donnent" une heure synchronisée avec nos contemporains. Et
nous dormons mieux depuis que nous savons que les planètes qui orbitent autour
du soleil respectent sagement les lois du temps des distances et des forces édictées
par Newton.
Il n'est pas question ici d'amoindrir l'importance et la
qualité de ces découvertes. Mais si nous parlions plutôt d'invention ? Car le temps
existerait-il si nous n'étions pas là pour mesurer les phénomènes et donner un
sens à cette mesure ?
De Saint Augustin, qui dans les Confessions souligne les
vertiges que suscite la notion de temps à sa moindre évocation (et pour cause
puisque nous confondons une idée avec une réalité), à la phénoménologie de
Husserl on pourrait rassembler une foison de points de vue philosophique,
théologiques et scientifiques en constatant que nous autres humains nous
sentons capables d'enregistrer des réalités qui nous entourent, et les situer
sur une échelle de temps. L'ordinateur a été inventé avant internet, chacun
s'en souvient n'est-ce pas ?
Parfait. Mais si nous étions ces parfaits compteurs de temps
que nous sommes convaincus de savoir être, que dire des "illusions de
temps" dont nous avons besoin au quotidien, au moins autant que nous avons
besoin de la persistance rétinienne pour apprécier un film au cinéma ?
Husserl développe dans sa "Phénoménologie de la
conscience intime du temps" l'exemple de la musique. Si les notes d'une
mélopée étaient perçues successivement, dans l'instant abstrait de leur audition
objective, chacune serait un évènement solitaire, aussitôt oubliée et remplacée
par un autre avant d'avoir pu faire éclater en nous l'orage mélodique.
En somme si nous ne pratiquions pas la confusion des temps,
la moindre chanson serait un cauchemar.
Non, notre conscience n'est pas cette plaque sensible et
objective dont nous aimerions nous savoir dotés. Il s'agit de nous représenter notre
conscience comme soumise aux courants de la pensée, mue par une intention de
discernement. Cette subjectivité nous procure quantité d'avantages et fait de
nous des poissons dans l'eau de l'univers.
Mais si nous voulons poser des question comme celle des origines, il
faut veiller à ne pas oublier tout à fait que nous définissons communément par le temps
et l'espace sont produits par notre rapport très subjectif au monde.
Un peu de la même manière nous sommes confrontés au paradoxe
omniprésent du contenant et le du contenu. Si les dimensions de l'univers ont
"commence" à se déployer, et que l'horloge du monde a "commencé"
à battre, alors c'est qu'il y a ne monde invisible encore plus vaste, d'autres
dimensions, d'autres horloges, ailleurs, qui ne nous sont pas accessibles et
qui ont marqué ce que nommons "commencement" de l'espace et du temps
de notre univers. De nombreux chercheurs ont abordé cette question. Mais au
fond il suffit d'admettre que notre esprit ne parvient pas à esquisser, un
univers sans origine du temps et de l'espace, est pourtant fort plausible. Il nous
faudrait nous y résigner. Notre univers pourrait n'avoir commencé ni par des
enchaînements de d'explosions et d'effets, de trous noirs et d'étoiles, pour la
simple raison que la question est peut-être sans objet. Le bleu du ciel est-il
davantage bleu lorsque l'on vole vers lui et qu'on le traverse ?
***************************
La science propose une lecture abstraite du cosmos, de ses
structures, de ses lois. Une construction fort différente des cosmogonies
préalables, désireuse d'inventer et d'user d'un langage autonome (les
mathématiques) mais encore d'une méthode non contestable, le questionnement
inductif et la vérification expérimentale. Il est en outre accepté que de
nouvelles théories, susceptibles d'incorporer un nombre plus large de faits,
seront échafaudées, mettant à mal les théories préalables.
Pour autant la vision scientifique aurait-elle réussi à
séparer la mise en équation des plus lointains sursauts d'énergie de nos désirs
d'origine et de cause à ce que nous sommes ? La confusion est-elle dissipée ?
Tout au contraire. Le télescopage entre le concept de big bang et l'idée intime
d'origine est une démonstration de l'obstination avec laquelle nos questionnements
produisent en permanence des brèches au vocabulaire le plus rigoureux. En fait
il s'agit là d'un détournement, d'un rapt de concept.
Certains estiment que pour dire la cosmologie il faudrait se
résoudre à ne parler qu'en signes relativistes ou quantiques. Ainsi dès que
l'on traduit ces langues en phrases intelligibles par un public large s'ouvre
un espace linguistique propice à l'imaginaire. En amont même, parmi les
scientifiques, il n'y a guère d'usage du langage sans imprécision. La science
pratique un formalisme rigoureux. Une précision qui est aussi, au passage, son
propre handicap. Pour Gaston Bachelard l'objet scientifique "pensé"
en termes de sciences ne peut être traduit en phénomène, partageable avec ceux
qui ne connaissent que le
"perçu" des choses. Une piste que précise dans sa manière Ludwig Wittgenstein, le philosophe de la
logique : si l'on pousse l'exactitude à son point extrême (si cela était
possible), on ne laisse plus la moindre liberté au récepteur du propos. On
finira par parler seul une langue incompréhensible de tous.
Une autre forme de tentation s'incarne par l'affaire de Pie
XII et du big bang. Georges Lemaître, prêtre et physicien, presque
simultanément avec Alexandre Friedmann fut parmi les premiers à proposer des
solutions non statiques à la relativité
générale d'Einstein appliquée à l'univers.
Dans les années 50 le pape reprit l'idée d'un univers en
expansion et d'une origine première au monde pour suggérer que l'on tenait la démonstration
de l’action divine. Révolté de ce détournement Lemaître suggéra que le discours
avait sans doute été écrit non par le pape mais par une plume maladroite.
Finalement l'Eglise concéda que la théorie "dite"
du big bang n'ajoute rien sur le terrain de la preuve.
Bref, dès que l'in quitte l'île minuscule des concepts purs,
l'on vogue sur l'océan des désirs et des récits. Il en est ainsi. Pour se consoler
l'homme ne peut tenir sa langue et s'empêcher d'inventer et de colporter des
histoires.
A la réponse "Qu'y avait-il lorsqu'il n'y avait rien ?"
les Grecs polythéistes de l'Antiquité répondaient par une complexité de mythes,
une cosmogonie reflet des courants de pensées et des rapports subtils traversant
leurs cités.
Pour désigner ce qui est alors que rien n'est encore, (les
idées d'avant et de temps sont bien ancrées) les Grecs disent Chaos (Hésiode).
Pas tout à fait le chaos de notre imaginaire contemporain. Plutôt une
déchirure, une faille, une béance. Il s'agit d'un vide si vide où rien n'y
répond aux sollicitations de la raison ou des sens. Un abîme. Tiens.
Surgit Gaïa, la Terre mère. Ici les choses sont définies,
par opposition au Chaos. Elles sont palpables tangibles éclairées délimitées
familières. Tiens encore. Il s'agit du plancher sur lequel tout va pouvoir se
construire. Un plancher car dans les gouffres, sous la Terre, on retrouvera le
chaos et ses obscurités.
Par ailleurs, dans la mythologie grecque la première différence
entre les hommes et les créatures de l'Olympe réside en l'immortalité. Par
contre comme les hommes ces dieux là naissent. C'est très différent du de la
divinité des trois grands monothéismes. Une divinité qui n'a ni origine ni de
fin. Ce Dieu là résout tous les problèmes de représentation du monde en les
incarnant.
Pour Vernant les divinités grecques autorisent une vision
"profane" du cosmos. Les Muses chantent l'apparition du monde, la
genèse des dieux, la naissance de l'humanité (Hésiode, Théogonie), un monde
sans chronologie fixe, mais avec des généalogies, des époques, des strates.
Explorer le passé, pour un grec, c'est toujours sonder les profondeurs de son être,
propose Vernant
Le Dieu des monothéismes incarne l'éternité et l'absolu. Sonder
ces questions c'est alors sonder la nature, le monde du Créateur. Une autre
démarche, une place pour l'homme et ses règles. Ainsi la philosophie de Spinoza
fait de ce Dieu la substance même de l'univers en une sorte de panthéisme
absolu. La science, si elle a épousé un temps ce propos (au XIXème siècle(a
finalement opté pour un récit d'univers doté d'une origine (même si on l'a vu,
en terme rigoureux cela est faux). On peut penser qu'en laissant imaginer un
début, la science retourne la question du sens du monde à l'individu...
***************
C'est un récit qui de lui-même par effritement des autres
propos, s'impose. Ni complot et encore moins volonté, il s'agit d'une
fabrication collective. L'histoire scientifique de l'univers, devenue big bang
en langue populaire, est un détournement. Une sorte de
"story-telling" surgi de mille bouches et âmes. Un récit
correspondant à la mixité religieuse et athée de nos sociétés de ce début de
troisième millénaire. L'idée d'origine n'existe pas. En fait si nous sommes
sincères nous le savons, au moins aussi bien que le Sisyphe de Camus.
Quelque soit la production de l'astronomie ou de la science,
il sera détourné. Le récit des origines que fabriquera la communauté humaine,
sous la forme du moment, traduira notre violente et éternelle soif d'imaginer un
homme pas si malheureux que cela, au fond, de son étreinte avec le cosmos.
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