24.11.12

Inventer un chant au monde


(une version de ce texte a été publiée dans le numéro de Macrocosmes d'octobre 2012)

Comment la matière et les êtres se sont-ils formés ? On peut imaginer qu'autour du foyer le soir, tandis que dansaient flammes et ombres, nos ancêtres n'ont cessé de désirer répondre à la question sous forme de contes, de chants, d'épopées et de mythes. La structure en histoire étant le support commun à ces manières de partager la projection de l'homme sur le monde. Une simple commodité ? La narration possède un double avantage. Tout récit étant une parabole ce processus propose une esquive, une tangente à la douloureuse question de l'origine. En outre les acteurs y sont des personnages familiers et friables. Circulent entre eux les doutes qui traversent notre communauté humaine. La seconde fonction des récits fondateurs est de transmettre une mise à distance, une sagesse opératoire sédimentée par les générations à propos de tous les périls que transporte cette redoutable question. Dieux, esprits, sorcières et forces invisibles : l'homme possède l'immense pouvoir de définir une trajectoire aux choses qui l’entourent, puis de s’inviter à interpréter son rôle sur cette scène qu'il vient de bâtir. Alors la menace du vertige et de la folie de s’éloigner un peu, de cesser de nous mordre. Sans doute jamais du fond de notre caverne platonicienne n'entendrons-nous la réponse à nos quand et à nos pourquoi. Tout au plus quelqu'un viendra-t-il citer Emmanuel Kant  (dans la Critique de la raison pure). Le doute existentiel sans relâche nous poursuivra, la question de la finitude de l'univers n'a aucun sens. Il s'agit d'une antonymie, soutient Kant. Mais cette quête acharnée ne serait-elle pas ce qui à chaque pas refonde notre humanité ?


Pour la plupart d'entre nous l'origine de l'univers est synonyme d'évènement initial. Ou de paroxysme fondateur. Il s'agit là d'une lourde inexactitude. Le modèle théorique d'expansion de l'univers, big bang pour les intimes, désigne tout un ensemble de constructions abstraites (une famille de modèles) correspondant à des solutions aux équations d'Einstein relative à la nature de l'espace et la gravitation (relativité générale). Alimenté par les observations astronomiques et physiques, cet échafaudage conceptuel demeure dominant au sein de la communauté scientifique et cela depuis un peu plus d'un demi-siècle. Si la vitesse de fuite des galaxies,  l'importante présence d'hélium dans l'univers jeune, ou les traces comme le rayonnement du fond cosmologique sont ainsi intégrés par les variantes du modèle central il faut au passage relever que quantités d'autres observations y trouvent plus difficilement place. Voire pas du tout ou alors sous la forme d'un point d'interrogation.

Ce consensus actuel autour d'une expansion de 13,8 milliards d'années s'exprime autour de deux idées centrales. D'abord l'univers fut tout à fait différent dans un passé lointain de ce qu'il est aujourd’hui. De très dense, très chaud, très énergétique et minuscule il est ainsi devenu dispersé, froid et matériel. Une évolution radicale, une "saga" qui comporte de nombreux épisodes, régulièrement revus à la lumière de découvertes et d'observations détaillées. Le deuxième point clef  étant que l'expansion de l'univers existe toujours. Contrairement à l'idée qui prévalait depuis plusieurs décennies que la force reine aux grandes échelles de l'univers, la gravitation, finirait par ralentir la vitesse de fuite des galaxies et rassembler la matière dispersée comme un berger regrouperait ses moutons éparpillés par une attaque de loups, les observations menées depuis les années 90 (prix Nobel 2011 à Perlmutter, Riess et Schmidt) suggèrent qu'un mystérieux facteur provoquait au contraire une accélération de cette expansion de l'univers.

Face à cet univers-scénario, une évidence : si évolution il y eut, il doit être possible de rembobiner le film. Ce faisant, remonter le temps à rebours conduit les cosmologistes certes vers univers de plus en plus petit et chaud et dense mais aussi aux rives d'un horizon de temps et d'énergie inaccessibles à notre physique relativiste ou quantique. L'univers que nous connaissons apparait comme posséder une limite floue. C'est pour désigner cet horizon, par défaut de vocabulaire davantage que par concept, que l'on abuse ici du mot "origine".

Imaginons assister à une représentation de cette saga des "minutes" obscures de l'univers, celles qui précèdent la matière telle que nous la connaissons, aujourd'hui, dans notre environnement, atomes et planètes aux cieux azurs.

PRELUDE
0 ou ∞, comme l'on voudra
Noir
Le rideau reste baissé et cela dure. Et dans une obscurité absolue les spectateurs se sont installés à tâtons. Ils ignorent depuis quand ils attendent. Peut-être depuis toujours. Sont-ils assis, respirent-ils encore ?
Cette mise en bouche tente de décrire l'"ère de Planck" dont ne sait si elle dure un instant ou l'éternité. Pour la simple raison que le temps n'y a pas de nature. Pas davantage que les dimensions, ou la matière ou l'énergie, du moins dans notre acceptation de ces termes. Avant un repère que l'on nomme le temps de Planck, soit 10(-43) secondes (la plus petite unité de temps mesurable par le truchement de la vitesse de la lumière), on théorise ou bien l'on poétise. Car ni la physique ni notre bon sens "terrien" n'ont accès à des valeurs vertigineuses (pour Lemaître tout l'équivalent matière de l'univers serait alors contenu dans un volume plus minuscule que la plus infinitésimale des particules connues à ce jour). Pour s'essayer à leurs raisonnements les théoriciens fourbissent ici des tentatives de cosmologie quantique (Stephen Hawking), des surgissements, de l'écume et des bulles, invoquent déchirures, fluctuations, super-cordes et branes. Bref une "singularité" indicible où pourtant tout se trame. Pour contourner la problématique de la singularité (et la question qui contient l'univers s'il a une origine) les physiciens proposent d'ailleurs dans leur panoplie un modèle de pré-big bang, qui serait une forme-univers précédant le notre. Une façon de repousser le problème ?

ACTE I. Violence primitive (durée : un demi-million de nos années environ)
Scène 1.
Quelque chose frémit. De 10(-43)  10(-32) secondes règne l'énergie du vide sous la forme d'une force unique et l'univers primordial enfle de façon exponentielle (il gagne un facteur 10(50), voire 10(1 000 000)). Selon les sous-modèles proposés, cette phase d'"expansion cosmique" ultra-rapide violente et perturbée permettrait de résoudre la question de l'horizon ou de la géométrie de l'univers). La physique relativiste devient utilisable pour dresser un portrait théorique de ce monde à grands coups de densités et de températures "extrêmes".
Scène 2.
Quelques miettes de seconde encore et outre un autre facteur de dilatation de 10(50) (au moins ?), trois forces se différencient : gravitation, interaction forte (source d'énergie des étoiles) et électrofaible.  A ce moment on peut considérer que les constituants de la matière (quarks, électrons, neutrinos) acquièrent des propriétés "familières" même si ce paysage nous demeure inaccessible.

ACTE II. Déploiement.
Scène 1.
Les forces au complet. Du coté des 10(-11) secondes densité et température commencent à s'effondrer. Plus que 10(15) degrés ! Cela autorise la scission de l'électromagnétisme et de l'interaction faible. Les quatre forces que nous connaissons aujourd'hui sont entrées en scène. Dans ce paysage désormais presque familier, la physique relativiste devient capable de raconter la suite du scénario.
Scène 2.
10(-6) secondes. Les particules légères s'assemblent et en forment de plus massives (neutrons et protons). Le monde en expansion continue voit sa continuer à chuter. Brrr. Il ne "fait" plus qu'un million de degrés en moyenne.
Scène 3.
Quelques minutes. Apparition des premiers noyaux atomiques. Les éléments légers se bricolent à partir de neutrons et protons : hélium et lithium, et bien sur l'hydrogène (sous forme de proton solitaire) largement dominant (près de 80 %).
Scène 4.
Jusque vers 400.000 ans. Découplage de la matière et des rayonnements. Capture de la soupe d'électrons par les noyaux. L'univers devient transparent à la lumière. Sa température est de 3000 degrés. Ce sont les prémices de la première lumière que capteront les plus sensibles de nos instruments (fond cosmologique)

ACTE III. Naissances d'étoiles.
Cela prend une autre tournure. Dans cet univers encore un millier de fois plus chaud et un milliard de fois plus dense qu'aujourd'hui, l'expansion se poursuit mais cette fois sur son élan, sur un rythme de croisière. L'hydrogène disponible s'assemble en amas gigantesques, des nuages dont la contraction permet sous les fracas et les ondes de choc l'agglomération de galaxies sombres qui commencent à s'embraser par endroits : les premières étoiles.

ACTE IV.
Ce sera celui des planètes et de la vie. Disons qu'un arlequin entre en scène pour suggérer un entracte.

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TEMPS

Nous ressentons le monde à travers les évènements qui nous entourent, par l'observation des changements incessant qui nous frappent, ainsi que les vivants et les objets qui nous entourent. Sans mémoire du passé ni invention du futur, à chaque instant notre vie serait menacée.
Voici surgir  une autre intéressante contradiction inscrite au cœur de nos langages. Nous faisons comme si le temps était une "découverte". Nos horloges atomiques et montres de poignet "donnent" une heure synchronisée avec nos contemporains. Et nous dormons mieux depuis que nous savons que les planètes qui orbitent autour du soleil respectent sagement les lois du temps des distances et des forces édictées par Newton.
Il n'est pas question ici d'amoindrir l'importance et la qualité de ces découvertes. Mais si nous parlions plutôt d'invention ? Car le temps existerait-il si nous n'étions pas là pour mesurer les phénomènes et donner un sens à cette mesure ?

De Saint Augustin, qui dans les Confessions souligne les vertiges que suscite la notion de temps à sa moindre évocation (et pour cause puisque nous confondons une idée avec une réalité), à la phénoménologie de Husserl on pourrait rassembler une foison de points de vue philosophique, théologiques et scientifiques en constatant que nous autres humains nous sentons capables d'enregistrer des réalités qui nous entourent, et les situer sur une échelle de temps. L'ordinateur a été inventé avant internet, chacun s'en souvient n'est-ce pas ?  
Parfait. Mais si nous étions ces parfaits compteurs de temps que nous sommes convaincus de savoir être, que dire des "illusions de temps" dont nous avons besoin au quotidien, au moins autant que nous avons besoin de la persistance rétinienne pour apprécier un film au cinéma ?
Husserl développe dans sa "Phénoménologie de la conscience intime du temps" l'exemple de la musique. Si les notes d'une mélopée étaient perçues successivement, dans l'instant abstrait de leur audition objective, chacune serait un évènement solitaire, aussitôt oubliée et remplacée par un autre avant d'avoir pu faire éclater en nous l'orage mélodique.
En somme si nous ne pratiquions pas la confusion des temps, la moindre chanson serait un cauchemar.
Non, notre conscience n'est pas cette plaque sensible et objective dont nous aimerions nous savoir dotés. Il s'agit de nous représenter notre conscience comme soumise aux courants de la pensée, mue par une intention de discernement. Cette subjectivité nous procure quantité d'avantages et fait de nous des poissons dans l'eau de l'univers.  Mais si nous voulons poser des question comme celle des origines, il faut veiller à ne pas oublier tout à fait  que nous définissons communément par le temps et l'espace sont produits par notre rapport très subjectif au monde.


Un peu de la même manière nous sommes confrontés au paradoxe omniprésent du contenant et le du contenu. Si les dimensions de l'univers ont "commence" à se déployer, et que l'horloge du monde a "commencé" à battre, alors c'est qu'il y a ne monde invisible encore plus vaste, d'autres dimensions, d'autres horloges, ailleurs, qui ne nous sont pas accessibles et qui ont marqué ce que nommons "commencement" de l'espace et du temps de notre univers. De nombreux chercheurs ont abordé cette question. Mais au fond il suffit d'admettre que notre esprit ne parvient pas à esquisser, un univers sans origine du temps et de l'espace, est pourtant fort plausible. Il nous faudrait nous y résigner. Notre univers pourrait n'avoir commencé ni par des enchaînements de d'explosions et d'effets, de trous noirs et d'étoiles, pour la simple raison que la question est peut-être sans objet. Le bleu du ciel est-il davantage bleu lorsque l'on vole vers lui et qu'on le traverse ?


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La science propose une lecture abstraite du cosmos, de ses structures, de ses lois. Une construction fort différente des cosmogonies préalables, désireuse d'inventer et d'user d'un langage autonome (les mathématiques) mais encore d'une méthode non contestable, le questionnement inductif et la vérification expérimentale. Il est en outre accepté que de nouvelles théories, susceptibles d'incorporer un nombre plus large de faits, seront échafaudées, mettant à mal les théories préalables.


Pour autant la vision scientifique aurait-elle réussi à séparer la mise en équation des plus lointains sursauts d'énergie de nos désirs d'origine et de cause à ce que nous sommes ? La confusion est-elle dissipée ? Tout au contraire. Le télescopage entre le concept de big bang et l'idée intime d'origine est une démonstration de l'obstination avec laquelle nos questionnements produisent en permanence des brèches au vocabulaire le plus rigoureux. En fait il s'agit là d'un détournement, d'un rapt de concept.

Certains estiment que pour dire la cosmologie il faudrait se résoudre à ne parler qu'en signes relativistes ou quantiques. Ainsi dès que l'on traduit ces langues en phrases intelligibles par un public large s'ouvre un espace linguistique propice à l'imaginaire. En amont même, parmi les scientifiques, il n'y a guère d'usage du langage sans imprécision. La science pratique un formalisme rigoureux. Une précision qui est aussi, au passage, son propre handicap. Pour Gaston Bachelard l'objet scientifique "pensé" en termes de sciences ne peut être traduit en phénomène, partageable avec ceux qui ne connaissent  que le "perçu" des choses. Une piste que précise dans sa manière  Ludwig Wittgenstein, le philosophe de la logique : si l'on pousse l'exactitude à son point extrême (si cela était possible), on ne laisse plus la moindre liberté au récepteur du propos. On finira par parler seul une langue incompréhensible de tous.

Une autre forme de tentation s'incarne par l'affaire de Pie XII et du big bang. Georges Lemaître, prêtre et physicien, presque simultanément avec Alexandre Friedmann fut parmi les premiers à proposer des solutions non statiques à  la relativité générale d'Einstein appliquée à l'univers.
Dans les années 50 le pape reprit l'idée d'un univers en expansion et d'une origine première au monde pour suggérer que l'on tenait la démonstration de l’action divine. Révolté de ce détournement Lemaître suggéra que le discours avait sans doute été écrit non par le pape mais par une plume maladroite.
Finalement l'Eglise concéda que la théorie "dite" du big bang n'ajoute rien sur le terrain de la preuve.

Bref, dès que l'in quitte l'île minuscule des concepts purs, l'on vogue sur l'océan des désirs et des récits. Il en est ainsi. Pour se consoler l'homme ne peut tenir sa langue et s'empêcher d'inventer et de colporter des histoires.

A la réponse "Qu'y avait-il lorsqu'il n'y avait rien ?" les Grecs polythéistes de l'Antiquité répondaient par une complexité de mythes, une cosmogonie reflet des courants de pensées et des rapports subtils traversant leurs cités.
Pour désigner ce qui est alors que rien n'est encore, (les idées d'avant et de temps sont bien ancrées) les Grecs disent Chaos (Hésiode). Pas tout à fait le chaos de notre imaginaire contemporain. Plutôt une déchirure, une faille, une béance. Il s'agit d'un vide si vide où rien n'y répond aux sollicitations de la raison ou des sens. Un abîme. Tiens.
Surgit Gaïa, la Terre mère. Ici les choses sont définies, par opposition au Chaos. Elles sont palpables tangibles éclairées délimitées familières. Tiens encore. Il s'agit du plancher sur lequel tout va pouvoir se construire. Un plancher car dans les gouffres, sous la Terre, on retrouvera le chaos et ses obscurités.
Par ailleurs, dans la mythologie grecque la première différence entre les hommes et les créatures de l'Olympe réside en l'immortalité. Par contre comme les hommes ces dieux là naissent. C'est très différent du de la divinité des trois grands monothéismes. Une divinité qui n'a ni origine ni de fin. Ce Dieu là résout tous les problèmes de représentation du monde en les incarnant.

Pour Vernant les divinités grecques autorisent une vision "profane" du cosmos. Les Muses chantent l'apparition du monde, la genèse des dieux, la naissance de l'humanité (Hésiode, Théogonie), un monde sans chronologie fixe, mais avec des généalogies, des époques, des strates. Explorer le passé, pour un grec, c'est toujours sonder les profondeurs de son être, propose Vernant
Le Dieu des monothéismes incarne l'éternité et l'absolu. Sonder ces questions c'est alors sonder la nature, le monde du Créateur. Une autre démarche, une place pour l'homme et ses règles. Ainsi la philosophie de Spinoza fait de ce Dieu la substance même de l'univers en une sorte de panthéisme absolu. La science, si elle a épousé un temps ce propos (au XIXème siècle(a finalement opté pour un récit d'univers doté d'une origine (même si on l'a vu, en terme rigoureux cela est faux). On peut penser qu'en laissant imaginer un début, la science retourne la question du sens du monde à l'individu...

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C'est un récit qui de lui-même par effritement des autres propos, s'impose. Ni complot et encore moins volonté, il s'agit d'une fabrication collective. L'histoire scientifique de l'univers, devenue big bang en langue populaire, est un détournement. Une sorte de "story-telling" surgi de mille bouches et âmes. Un récit correspondant à la mixité religieuse et athée de nos sociétés de ce début de troisième millénaire. L'idée d'origine n'existe pas. En fait si nous sommes sincères nous le savons, au moins aussi bien que le Sisyphe de Camus.

Quelque soit la production de l'astronomie ou de la science, il sera détourné. Le récit des origines que fabriquera la communauté humaine, sous la forme du moment, traduira notre violente et éternelle soif d'imaginer un homme pas si malheureux que cela, au fond, de son étreinte avec le cosmos.

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