8.8.12

De Grenoble au Ventoux par le soleil des sentiers

(voyage... ) 
Allez comprendre, cet été m'est venu le désir de rejoindre une bande d'amis très chers, du côté d'Avignon. Et cela à la lente célérité de mes jambes. Qu'importe la distance, et en passant par le Ventoux, me suis-je promis. En l'escaladant pas à pas, le texte de Pétrarque égrenant ses métaphores dans ma tête : "De ascensu montis Ventosi". Je résolus encore de traverser vals et monts avec le minimum de bagages. Les étoiles pour bavarder, un sac léger où je fourrerai un pain, quelque fromage quémandé au passage d'un village et dans la poche de mon pantalon cette traduction de Pétrarque par Victor Develay (1880)...




Première nuit au col de l'Arc.  A droite cela descend à pic sur la vallée du Drac. 

Parti le 16 juillet de Grenoble je me suis hissé sur le crâne du Ventoux le 29 au soir. Une traversée en solo de cet océan du Vercors, de la Drôme, des pré-Alpes. Quelle traversée. Rien de bien difficile oh non. Il suffit la plupart du temps de suivre le cours du GR91, pas si mal balisé, quoique par endroits...

Mais chaque col a ses pierres bavardes et son ivresse de lavandes. Le petit pré retient le secret d'une source enfouie sous les ronces. Et une traversée de ruisseau à gué vous rafraichit les pieds aux heures où l'ardeur du soleil vous fait soliloquer du chapeau. Au fur et à mesure que l'on escalade ou dégringole vers le sud chaque vallée ajoute une note plus délicate et claire et soudain méridionale. On apprend à jauger la proximité du col (on en passe deux par jour, au point de se sentir à la fin comme sur un manège de foire, à grimper et descendre) à la caresse du vent sur les jambes en sueur. Et au point du jour si l'on se lève et avance sans trop de raffut c'est une encyclopédie animale que l'on feuillettera.

L'on marche. Et jusqu'aux bleus lointains semble résonner le plus heureux de vos pas.

Je vous raconterai, un peu. Je commence ce soir par les images, dans l'ordre des jours et des nuits... jusqu'à ce matin où le petit appareil de poche me lâcha. Dans la nuit il avait sans doute subi les facéties d'un renard "à souliers". Je vous expliquerai aussi. Mais pour la fin, après le col des Pins, je ne puis vous offrir que mon récit. Il faudra lire sur mes lèvres que je ne regrette rien. Non rien sinon que tout voyage finisse. Déjà les pensées sauvages retournent dans le lit des inquiétudes et des fausses consolatrices. Vos oreilles estompent ce que racontait la danse nocturne des loirs. Il faudrait ne jamais fermer cette porte.




JOUR 1
Quitter Paris vers 7h30 d'un coup de TGV, sauter dans le car de midi pour le Vercors. Le bus de midi est presque vide. Une poignée de VTTistes, deux autres marcheurs, une grand-mère. Le chauffeur évoque les fraîcheurs matinales en cet été perturbé, se montre indigné et soupçonneux d'apprendre que je ne trimballe ni réchaud ni grosse polaire dans mon sac ridicule. "Sans tente ? Ah oui quand j'étais dans les fusiliers marins, en Afrique, on portait parfois trente kilos". Je m'en tire avec un haussement d'épaules.

Faire le plein d'eau à la dernière fontaine de Lans-en-Vercors puis vers 14h00 trouver le sentier quittant le bourg par les pâtures et les ruches pour la crête et le balcon Est. Une traversée de forêt sans grand intérêt. Le plus souvent de la route forestière et mon sac commence à se faire lourd. Je regrette d'avoir sauté la première étape et ses panoramas pour rejoindre plus vite la partie sauvage du plateau... Jusqu'à ce que la prairie s'ouvre sur le premier concert de flore alpine, une variété soudaine dans un théâtre de calcaire raviné, chamboulé de pots de combes et de ravins. Un nuage de papillons s'amuse et un faucon découpe le bleu de quelques cris.

Une tarte aux myrtilles et une glace pour se remettre à l'auberge des Allières (1426m). Ayant raté les heures d'ouverture de la boulangerie je demande quelques tranches de pain à la serveuse au sourire de M'a Dalton. Tant pis pour la fatigue. Son refus (même moyennant paiement à croire que le blé est ici est plus côté que le diamant) m'encourage à aller rechercher mon bivouac le plus haut possible, côté chamois. Direction le col de l'Arc (1736m). Première infidélité au parcours du GR 91 que je venais à peine de trouver.


Cela monte dur. Les cailloux roulent sous les pieds. La récompense m'attend. Une pente douce d'herbages moussus se terminant par un balcon sur l'ensemble des Alpes et Grenoble. J'y découvre un Falstaff hédoniste, le tricot roulé sur la poitrine, la bedaine offerte aux rougeurs du couchant, qui de ses pieds nus caresse le tapis fleuri. Il s'inquiète pour moi. "Mais non vous allez dormir tout seul ? Cupidon plutôt que Falstaff ? "Et vous vous allez redescendre pied nu dans les cailloux ?" Bref nous étions inquiets l'un pour l'autre. Ah oui il se souvient d'un endroit chouette pour dormir. Un vrai lit de mousse, cerclé d'un muret de pierres rassurant. Il ne faudrait pas rouler dans le vide. Ce serait bien dommage. C'est haut. Ah non c'est à un autre col c'est par là, par la falaise. Non merci. Je crains un instant qu'il n'insiste pour partager ma chambre. Mais soudain il se tourne et part vers la vallée en sifflotant, toujours nus pieds, son Marcel remonté plus haut que les narines.

Pas d'autre apparition dionysiaque ? Rien, sinon une biche et quelques chocards. J'hésite à poser mon sac tout au bord de la falaise mais je ne trouve pas d'endroit avec rebord rassurant. Il m'a mis le doute, Papageno. Je souris de mes craintes de citadin. Mais opte pour le petit creux fleuri à l'abri des épicéas et en retrait de la falaise. En croquant ma pomme je me demande si je vais dormir "à plat", sans rien monter puis finis par dresser ma toile à la hâte, en me disant que même si l'air semble très sec et le ciel tranquille il y aura sans doute de la rosée. La nuit nous enveloppe la montagne et moi. Les lueurs de Grenoble s'allument et semblent répondre aux étoiles mais quoi ?

Elles me semblent parler de demain.Elles me font entendre dans l'air que je souffle que le chemin que je dessine dans la montagne est une histoire. Que nous sommes des histoires que nous nous racontons de notre naissance au langage jusqu'au dernier songe. Que les histoires sont comme la vie. Insaisissables. Elles passent elles glissent entre les doigts elles n'existent pas dans l'instant si l'on ignore ce que disait le mot d'avant et si l'on attendait le suivant. Les histoires et les sentiers sont du même sang. Nous espérons les apprivoiser les cartographier les rendre sages et pourtant nous les prions avec toutes nos forces de nous surprendre et de nous crier que nous sommes vivant.

Je me laisse aller aux délices nocturnes comme on se glisse dans l'océan, au large : caresses de la nuit, odeurs capiteuses, bruissements assourdis.






JOUR 2
Incroyable. Au milieu de la nuit et sans le moindre nuage pour masquer les diamants du ciel des rafales sont tombées sur le col, dégringolant des reliefs et du Pic St Michel. En Patagonie on nomme ces brusques coups de vent verticaux "rachas", mais ici ? Dans la nuit mes bâtons de marche sont ainsi abattus plusieurs fois par le vent prenant dans la toile. Il me faut ligoter la toile sur les mats pour que cela résiste mais finalement avec les claquements de la toile comme une voile j'abats l'abri pour dormir à la belle étoile. Le reste de la nuit est paisible onirique et parfait.

Quelques figues pour mon petit déjeuner et une mastication pour Francis Ponge, une.

La suite est hésitation. Reprendre vers le plateau par le chemin qui me conduisit ici ? Ou alors suivre le sentier du balcon Est, là, à flanc de falaise, qui me nargue et me fait la danse du ventre avec ses airs de piste à bouquetin ? Je m'engage sur quelques centaines de mètres sur la pente vertigineuse et oui cela me semble possible de rejoindre le Col Vert, même avec mes chaussures basses et légères. Je dois préciser ici qu'au fil des ans j'ai abandonné les grosses chaussures de randonnée puis même les basses "gorreutexeu". Chaleur et transpiration étant les amis préférés des ampoules je ne randonne plus guère qu'avec les chaussures les plus légères et les plus aérées possibles, pour tout dire des chaussures de "canyoning". Lorsqu'il pleut le pied est mouillé certes mais tout cela sèche si vite en marchant. Et mes orteils bien ventilés et ravis me disent merci 98% du temps... Les 2 % restant ? Nous y voici. Les pierriers n'ont pas l'air si mauvais mais c'est là mon second jour et j'ai encore la cheville hésitante. Je tergiverse. Cette pente aérienne, à la verticale de la vallée me tente. Mais si je glisse je suis mal. Ne disposant d'aucune information précise sur l'état du terrain je fais demi-tour à contre-coeur et abrège mon repérage.  Pour me venger de ma frustration de ne pas pas être certain de suivre les crêtes je me décide à doubler l'étape, à ne pas bivouaquer au-dessus de Villard-de-Lans mais de rejoindre directement Corençon, porte d'entrée de la réserve naturelle du Vercors.

Du coup je m'amuse à glisser dans les cailloux et à descendre du col comme un cheval en pétard. Quelle rigolade.

Je parviens sur le plat, le sentier contournant Villard-de-Lans par des combes escarpées et fleuries, en alternance avec des falaises et des sous-bois. Charmant. Et comme je suis parti tôt je surprends les écureuils, un sanglier, un aigle qui décolle devant moi.

Evidemment en approchant de Villard il ya un peu plus de promeneurs à la journée, et la forêt se fait plus discrète.


J'arrive à Corrençon assez tard et franchement j'en ai plein le dos. Peut-être ai-je vu trop grand avec cette double journée sous les ardeurs de l'été ? Mon dos proteste et à la fin je ne trouve plus de position idéale pour mon sac. Je finis en multipliant les pauses bucoliques et en buvant tellement d'eau aux fontaines que je me demande où elle passe. Y-aurait-il une fuite dans mon corps ?

J'avais la vague idée de bivouaquer encore ce soir mais à la première auberge qui me sourit je craque. Me voilà sous la douche puis sur le plancher à jouer aux osselets avec mes lombaires. Le lit est pas mal non plus l'aubergiste souriante et la collection de livres dans le boudoir assez intéressante. Et si je m'attardais quelques jours ?

Par acquis de conscience je sors faire les courses afin de pouvoir repartir le lendemain au point du jour au cas mon dos le veut bien. Un saucisson et une tome, des abricots secs pour changer et une nouvelle série de cacahuètes et de noix de cajou. C'est en sortant de la supérette que je croise Michel. Baton en main il redescend de la montagne, short et jambes de poulet, cheveux de neige, un sourire allongé sur ses rides de soleil. On cause. On s'attable. Il m'offre un panaché. J'avais parié 75 ans. Il en confesse 79. Je lui parle de la météo qui annonce des orages pour le lendemain. Il sourit sans répondre. Je propose un second panaché.

Retour à l'auberge et un steak arrosé de rouge du Diois plus tard j'envoie le SMS à mon ange gardien des sentiers merci et puis dodo dans ce lit parfait.



Parmi les plus étranges manies des Humains : poser des bornes et des repères, à grande débauche d'énergie, comme la célébration d'une imaginaire victoire sur le monde. Ici le "monument" symbolisant le passage du 45-ème parallèle, peu après Corençon.


JOUR 3 :
Grasse matinée jusqu'à 8 heures. Passage à la boulangerie et me voilà à traverser le golf de Corençon au milieu des premiers tapeurs de balle qui me regardent filer avec l'air de renifler le suspect d'un film de Hitchcock. M'en fiche. Mes jambes tournent comme des manivelles. Plus la moindre trace des douleurs et des doutes de la veille. L'effet du panaché, ha. Le coeur aussi léger que mes semelles. Bientôt les panneaux du sentier annoncent le début du parc naturel et se couvrent de tout le baratin de sécurité qui à notre époque signale que l'on pénètre quelque part qui risque de ressembler à la vraie vie. Celle où l'on doit z'yeuter où l'on met les pieds et ne pas nourrir les zanimaux et puis attention aux patous qui pourraient vous confondre avec un loup. Ne pas bouger s'il vous renifle. Moi qui rêvait d'un sentier sauvage...  Je m'impatiente que toute cette titraille et fléchage touristique disparaisse. Vera-t-on bientôt des panneaux "ceci est un arbre" ?

Ce n'est pas un loup mais le Chaperon bleu que je croise un peu plus tard le sac sur l'épaule. Au beau milieu des bois, en petite robe à fleurs. Le regard clair elle gambade dans le sentier que je grimpe tel l'escargot. Je la salue et à sa surprise je comprends bien que cette créature tombe de la lune et rêvait. Je m'en veux de l'avoir éveillée. Je sors la carte du coin : d'ou peut surgir cette beauté en chaussures de soirée ? D'une partie de loup-garou chez Blanche Neige ?

C'est juste après ma pause pour casser la croûte après le refuge de Carette que l'énigme s'éclaircit. La porte du refuge était close. Et une fois reparti dans la direction des pâtures, voilà que me double un blondinet en short de montagne et aux jambes bronzées. Avec sa fronde il expédie en sifflotant quelques cailloux dans les arbres. Il n'a pas de sac mais de solides chaussures et une tenue de montagne. Son pas insouciant et joyeux trahit le même fil subtil. Comme deux photons que l'on viendrait de séparer au coeur d'une machine à explorer l'univers, ces deux-là continuent de partager un temps qui n'appartient qu'à leur secret.




Après la prairie de Darbounouse, le paysage devient plus âpre. Les bois font place à un plateau semé de roches de pelouses et de futaies. Les marques blanches et rouges du GR sont rares et ce  sont d'autres repères, les cairns, plus efficaces dans la neige et la brume, qui esquissent le parcours. Des yeux il faut chercher ces empilements de roches. C'est comme un jeu et cela réclame un peu d'attention.

L'une des caractéristiques de ces étapes alpines un peu courues c'est que l'on se laisse dépasser puis repasse de petits groupes d'autres marcheurs qui cheminent dans la même "journée" que vous. On est en juillet mais le Vercors ce n'est ni l'affluence du Stevenson ni le GR20. J'estime à une quinzaine le nombre de marcheurs qui semblent faire la traversée par le côté est, avec diverses variantes. Au fil des heures et des pauses des conversations s'engagent. Trouvera-t-on le refuge en bon état ? Y-aura-t-il de l'eau à la source ? Je me doute bien que l'on verra tout ce petit monde le soir à la cabane de la Jasse du Play. C'est la seule source qui doit donner encore sur cette étape et puis le ciel se couvre un peu. L'orage semble se préparer et cela rapproche les campeurs des cabanes. Etonnant de constater combien les conversations sont plus simples et fluides et décontractées lorsque l'on s'éloigne du port et des repères de la vie urbaine.

 La musique du sentier change et cela me met en joie.



Le changement est à la fois lent et spectaculaire. C'est comme passer d'une planète familière au point d'en être devenue invisible à un ailleurs où l'on sent peu à peu que l'on pourrait s'égarer tant les ravins, les affleurements de lapiaz qui me font repenser au tsingy de Madagascar et les voûtes effondrées (scialets) produisent l'effet d'une monotonie étrangère. Je me dis qu'ici pourrait surgir un ours ou un gaucho à cheval que cela ne m'étonnerait pas. Parfois le chemin s'estompe puis s'efface sur le chaos calcaire.

Il faut poursuivre au jugé, jusqu'à distinguer le prochain cairn, ou alors un arbre dont les branches ont été coupées par le berger afin de laisser passer les bêtes sans les blesser. Sur les pierres on lit des animaux marins disparus, sédimentés dans le calcaire. Les pré-Alpes soulevées tels les plans inclinés d'un monde disparu, ouvertes comme un livre en pente douce dont la tranche la plus épaisse serait à l'est, le pli de la reliure sur ce plateau que je foule, et la partie déjà lue formant la falaise ouest, vers le Rhône. ET si ce livre se fermait soudain ? Peut-être quelqu'un est-il en train de le lire ou tombera-t-il de la table où il fut posé. Et alors nous serons écrasés. C'est la chaleur. Je me pose dans l'ombre après la ravin surchauffé du des Erges, où même les marmottes aux fesses grasses ne sifflent pas les intrus, tant il fait chaud. Je m'allonge, les nuages filant dans mes yeux tels ces navires infatigables sur l'océan du haut. Je m'endors au bord du sentier.




L'épisode amusant de la soirée sera la recherche de la source, près de la cabane de la Jasse du Play. Sur la carte cela semble évident. Pourtant avec un couple de Grenoblois, nous nous égarons à 400 m du refuge ! Nous devons revenir sur nos pas et recommencer à suivre les cairn pour trouver le filet d'eau à flanc de falaise. Vingt minutes pour remplir une poche à eau de deux litres... Les marcheurs qui se concentrent là font la queue, bavardent, rient. On fait un brin de toilette (sa,s laisser de savon à terre, pour préserver la source). Soudain il pleut... Hormis ceux qui ont déjà monté leur tente, tout le monde se retrouve à la cabane.

Ces quelques gouttes de pluie me soufflent de dormir dans la cabane. Il y a un peu de monde, avec l'arrivée d'un groupe de quatre jeunes belges chargés comme des mulets (comment font-ils avec des sacs de 17 ou 20 kilos ?), ce sera ma première expérience de refuge sur ce parcours...

Je ne reste pas longtemps sur le parquet au premier étage. Un ronfleur forcené s'est couché à côté de moi. Je jette mon duvet et mon matelas dans la descente et vais m'allonger sur le sol de pierre de la pièce principale, seul. Et dans le silence. Du moins je l'espère.

A peine ma frontale est-elle éteinte que le concert débute. Un concert de plastique froissé. Je me relève et soulève quelques poches de plastique demeurées sur la table. L'un deux est un garde-manger. Deux mulots sont en train d'y faire la ripaille de l'été. A peine dérangés lorsque je soulève et les observe à travers la paroi ils courent en rond et croquent toujours, déchirés entre l'ivresse du bonheur et la crainte. Je ris doucement et range les sacs comme je peux, suspends ce qui reste des provisions belges à une poutre. Mais il faudra que tout le monde range sérieusement ses affaires dans la nuit et suspende sa nourriture avant que le bal des mulots ne se termine pour de bon. Il y aura des loirs aussi, capables d'escalader des sacs et d'y rentrer malgré la fermeture. Et celui-ci, qui me contemplera de l'escalier, puis  grimpera lentement, une marche après l'autre, à contrecoeur, à peine inquiets de mes grandes menaces et gesticulations. C'est lui qui semble jouer avec moi.


le Grand Veymont ce jour-là, avec les abreuvoirs de la nouvelle Jasse de la Chau (avec leurs poches-réservoirs, qui a dit que l'eau n'était pas précieuse sur le Vercors ?)

JOUR 4
Me regardant manger trois figues avant de paris les Belges m'offrent un peu de l'énorme casserole de porridge qu'ils ont fait chauffer avec leur lourd matériel. Je ne refuse pas. le temps est gris ce matin. Et eux ravi d'avoir sauvé quelques provisions dans la nuit.

L'idée du jour est, comme pour la plupart, de grimper sur le Grand Veymont, le point culminant de la crête Est du Vercors (2 341m), qui livre un paysage infini sur les vallées et le fameux mont Aiguille, avec ses airs d'éperon du ciel (première montagne officiellement gravie en France, sur ordre du Roi). Non. Pour moi le temps est trop bouché. Le nuage accroché là-haut ne bougera pas. A la difficulté de s'orienter s'ajouterait la certitude de ne rien y voir du tout.

Je décide de marcher sur le plateau, d'en savourer le silence et l'originalité. Cela correspond surtout à ma manière : aller là ou le vent nous pousse, ne rien forcer, laisser venir les surprises. Cela me permet d'aller à mon rythme, de rencontrer qui je veux, de dormir où bon me semble. La plupart de ceux que je croise sont tenus par un horaire précis, veulent "faire" ce sommet ou cet endroit. Je ne les critique en rien. Juste cela ne me correspond pas. J'aime ne pas savoir où je serai dans deux heures ou avec qui je partagerai mon fromage.





Le petit peuple de la cabane commençait à bien s'entendre mais voici l'heure où les chemins se séparent. Il est entendu que chacun, en ce genre de situation,chemine à son rythme et à son gré. Peut-être se reverra-t-on le soir. Signe que c'était pas si mal, on se salue longuement avant de s'éclater par couples, petits groupes ou en solo.

L'un des personnages de la soirée fut Erick le Rouge, alias "Bonzaï" puisqu'il nourrit une passion pour cet art japonais. Il a dormi dehors, sous une taro, bâche tendue entre ses bâtons et un arbre. A la différence de ma toile, qui est une sorte de double toit de tente très légère, une tarp est un tissu léger muni d'oeillets que l'on tend en l'adaptant au relief et aux conditions du ciel. Il m'en explique son usage car c'est vers cela que je lorgne pour alléger encore mon sac. Les deux filles "montagnardes" vont tenter le Grand Veymont dans la brume. Les Belges aussi, mais sans gravir le sommet.

Le ciel est gris mais cela donne une couleur au plateau et au sentier que je lui avait pas encore vue. Une étreinte solitaire et rude qui ne me déplait pas. Je passe devant les abreuvoirs de la nouvelle Jasse de la chat, où le sentier du Grand Veymont se sépare du GR 91. J'entends les brebis mais je les vois pas alors  qu'elles semblent toutes proches. Un effet du vent ? Les gouffres sont spectaculaires et je pense qu'en hiver, en raquettes ou en ski de fond, l'endroit doit être périlleux dans la neige fraîche ou par temps de brume. Je marche assez lentement, afin d'apprécier cette traversée et durant la matinée je me fais dépasser par l'un ou l'autre. Je me pose et saucissonne aux Grandes Cabanes, une prairie dont la solitude perle comme l'eau sucrée de l'érable au printemps. Je me dis que l'on pourrait obtenir un élixir  de sérénité ! Quant à passer l'hiver dans l'une de ces cabanes, ce serait peut-être plus long qu'hiverner au Svalbard ?

La journée s'écoule ainsi, entre la résonance de la steppe et le ruban de mes pensées. Sous un ciel gris et un vent qui se lève au nord, une sorte de racine de Mistral je présume.

A l'arrivée à la cabane de Pré-Peyrret, qui marque l'intersection avec le GR 93 outre l'entrée dans la plus somptueuse symphonie du Vercors, le vent s'est bien renforcé. Les "dormeurs" potentiels commencent à se regrouper autour du refuge. Les regards de ceux qui arrivent après Eric et moi, qui avions fait le ménage, préparé le bois pour le feu sont éloquent : ils sont furieux que les places du bas soient prises, de devoir grimper sur le parquet du premier. Mais bon, peu à peu, on s'apprivoise, on échange des cacahuètes du saucisson et des histoires. Eternelle histoire de l'étranger et du familier.

L'apothéose du néant sera l'arrivée tardive d'un pépé marcheur aux mollets de fer menant toute sa famille à la cravache, et qui poussera tout le monde pour se faire une place par la manière forte dans le refuge, à table, au coin cuisine. Sous ce ciel magnifique ou siffle et nettoie le Mistral on a frisé le lynchage d'un vieux malappris par une bande de jeunes détendus.

Erick lance un regard noir défait son couchage prend ses affaires et sort de la cabane monter son tarp à ras du sol entre deux rochers. Je tente d'en faire autant avec le mien, un peu à l'abri, après la souche, dans un vallon peuplé de marmottes. Pas question de dormir dans cet abri pollué par un esprit misérabiliste et grognon.

Bon mais le soleil se couche le vent devient très froid et mon abri ne tient pas le moins du monde. La jolie toile jaune hésite entre le cerf-volant ou le parapente et claque dans le vent. A force de tourner autour de la cabane l'idée vient. Contre la cabane il y a la réserve à bois, toute vide et bien protégée du noroît par un parfait rideau de planches. Oui mais il y a un tapis d'épines et de branches qui menace de percer mon matelas.  Je recycle ma toile en trois couches de tapis de sol, mon poncho et quelques habits par sécurité et pour dormir tranquille. C'est parfait. Je viens de dénicher la meilleure place du refuge, à l'abri, loin des ronfleurs et des mauvaises pensées. Erick siffle d'envie, démonte son tarp et me rejoint. Je confesse que nous sourions tandis que vingt personnes s'entassent dans la minuscule cabane auprès de papy grognon.

Erick sort sa flasque de whisky et nous trinquons à la santé du monde. Il ne nous reste qu'à suspendre notre nourriture à une poutre pour dissuader loirs renards et mulots et dans dans nos sacs à duvet et le froid qui nous chatouille le nez nous passons la plus délicieuse des nuits. (au passage je signale ici que le modèle Mirage de Vallandré (moins de 800g pour un confort à 0 degrés est une pure merveille, qui me change des choses légères que j'emportais auparavant et dans lesquelles je finissais toujours par sucrer les fraises une bonne partie de la nuit).

JOUR 5
Le matin nous tentons d'aider un peu un marcheur (logisticien dans l'humanitaire, si !) dont la semelle des chaussures âgées se défait de délite se décompose. Le malheureux terminera sa randonnée avec des ficelles pour tenir quelque chose entre son pied et les cailloux du sentier. Erick fait des photos du bricolage. Rigolade générale. Le vent est tombé et nous partons de conserve Erick et moi, vers la falaise sud du Vercors, la dernière journée sur le plateau. C'est un charmant compagnon. Grand amateur de ces randonnées sauvages et de spéléologie.

Cependant très vite je lui conseille de prendre de l'avance. Non seulement il marche plus vite que moi mais il bavarde tout le temps. Malgré toute la sympathie qu'il m'inspire j'avoue que j'aimerais pouvoir nager dans la beauté de ces endroits tout à mon aise et avec ma seule musique intérieure. Nous convenons de nous retrouver aux pauses, lorsque les rythmes de nos pas se croiseront...





Si je pose ici quelques adjectifs pour décrire cette fraction du parcours, vous trouverez cela exagéré. Sachez que j'ai été touché en profondeur par l'extravagant chaos de falaises, de sols, de bois et de gazons. Les points de vue sur les Alpes et les vallées sont de toute splendeur et à tout moment les chamois et les bouquetins vous croisent sans sourciller.



Je marche le moins vite possible. Je veux entendre encore cette mer invisible embrasser les rochers. Il a dans ce chemin le silence d'une étreinte et le pas du funambule sur le fil. Un sentier mène partout et ne conduit nulle part qu'au regard que l'on porte sur le monde. Le sentier avec ses sueurs et ses splendeurs murmure et répète qu'il n'y d'amour vrai de la vie sans désespoir devant la vie que tout cela est absurde et que nous ne devons pas craindre cette absurdité. La beauté de nos vies réside dans ce silence qui enveloppe nos questions et nos élans.



J'ai souvent été frappé que les croyants basent une parti de leur conviction sur la "beauté" qu'ils trouvent autour d'eux. Si le monde est beau c'est que quelqu'un l'a créé ainsi, disent-ils. Plus les années m'enivrent et plus je suis rétif à cet argument.

Je pense tout au contraire que si nous trouvons le monde "beau", pour ma part je dirais plutôt caressant, ou envoutant, ou vertigineux de résonances, c'est que nous en sommes une part et que quelque soit la part, la couche de culture que nous pourrons ajouter à cette nature en nous (ce qui nous est donné), nous ne parviendrons jamais tout à fait à nous dénaturer et à faire de nous des objets a-naturels. J'aime la sonder en moi, la soupeser. Si l'expérience du monde est une porte d'entrée dans l'existentialisme je veux bien la pratiquer, mais je dirais plutôt que je suis davantage passager clandestin de la phénoménologie et bien trop convaincu par l'absurde et le chaos camusien pour être un adepte des systèmes de pensée clos. Il faut se maintenir dans l'absurde révolté et dans la confusion, ne pratiquer les systèmes que par ce qu'ils nous procurent de solutions "soutenables", et fuir leurs dogmes et leurs radicalités qui aliènent la pensée et la part d'humanité jusqu'à produire les effets les plus paradoxaux et les plus sanglants. Je me méfie autant des trop belles intentions que des tyrans. Les deux dormant bien souvent dans le même lit. Autant de ceux qui trouvent le monde beau que ceux qui pensent enfin détenir la frontière entre le bien et le mal. Ces réductionnistes de pacotille (relire Sartre, ses écrits "révolutionnaires" !) ont fait trop de ravages pour me convaincre un instant.



Oui le monde est superbe. Et le noir soleil me livre sa chaleur. Cela donne-t-il de la place à autre chose qu'à ce que nous sommes ? Je ne le crois pas. Comme je ne crois pas aux théories de l'histoire qui nous livrent le récit de l'humanité comme une longue course du malheur (les tribus affamées, les empires injustes, le sombre moyen âge) vers le bonheur de nos civilisations contemporaines.

Ce paysage me bouleverse et nourrit mes pensées. Je relirai Noces encore en rentrant. Tout Camus est contenu dans ce recueil.
Avant d'attaquer la montée vers le Roc de Peyrole, je déjeune aux croisement des Quatre chemins de Jasneuf. Erick qui avait fait un détour me rejoint et nous prenons des forces en contemplant le raidillon qui nous attend. La prairie est couverte de fleurs de papillons et d'oiseaux. Il me vient la même remarque que lorsque je voyage sous les hautes latitudes, au Svalbard ou en Patagonie. C'est insensé à quel point dans les vallées et nos plaines cultivées on oublie vite à quel point les milieux peu fréquentés par l'homme peuvent être habités et riches de diversité. La vie est partout et dans une panoplie éblouissante. Pas étonnant que cela effraie les urbains : Cela grouille ! Je m'amuse de leur tête lorsque je leur dit que mon seul regret, avec ce vent depuis deux jours, c'est que je ne puisse dormir n'importe où, sans abri, la tête dans le ciel et le dos enfoncé dans la mousse. Très vite la question vient : mais les animaux, la nuit, les loups, les sangliers les renards. Haha !


Je m'arrête et contemple le mont Aiguille comme si je retenais mon souffle. Le plus longtemps que je le puisse. Le vent semble tomber peut-être ce soir pourrai-je dormir à l'extérieur tout en me reposant correctement ? Oui on peut toujours dormir n'importe où. Mais le but du bivouac est aussi de reposer le marcheur. Si c'est pour passer une nuit blanche dans les rafales de vent ou les ondées... On sait faire. Mais on a déjà donné.


Le sentier se rapproche du balcon du Glandasse, le rempart sud du Vercors. Je dis le rempart car plus que jamais en ce lieu le plateau semble se confondre avec une forteresse impossible à prendre d'assaut avec sa falaise de près de mille mètres. Cette fois on survole la vvallée de Die. Du grand cairn (photo) de Malcollet je surplombe l'abbaye de Valcroissant, 1400 mètres plus bas. Impressionnant. Les trois frères (chauves, on dirait une triplette) rencontrés hier à Pré Peyrret me font une petite photo. D'ici je vois le Ventoux. A peine mais je le vois et le salue chapeau bas. Cette fraction du parcours est de plus en plus vertigineuse. Je me régale les yeux autant que les jambes...


L'arrivée sur la cabane de Châtillon, la dernière cabane sur le plateau, est saluée par des bouquetins et des chamois. La vue sur Archiane et les dentelles de rochers est au-delà du somptueux. Seule déception : le vent est toujours là. Et aucun repli de terrain en vue qui puisse me permettre de me poser en grand confort à la belle étoile. Je vais passer une nuit en cabane, une de plus, car un panneau posé sur la bergerie dissuade tous les randonneurs de s'en approcher (j'envisageais de prendre abri sur le mur du réservoir pour monter ma toile et la faire tenir dans le vent).







Là encore, c'est moyen. Même si les bergers sont un peu sollicités par les marcheurs, ce qui peut, je le conçois, être exaspérant, je trouve assez maladroit pour ne pas dire plus d'afficher des notes du genre : "je ne suis pas un office de tourisme", "défense de parler au berger", "passez au large" ou "remballez vos saloperies nous ne sommes pas votre poubelle". Tout est dans la manière peut-être ? Une rude franchise n'empêchant pas une dose de civilité ou d'humour.

Une bande de Vosgiens, la triple fratrie et moi nous préparons pour la nuit dans le refuge. Erick tente de me convaincre de faire la descente sur Châtillon-en-Diois avec lui. Mais il y en a pour trois heures de descente bien raide, à la lueur de la frontale dans la nuit tombante, et je préfère profiter plus longtemps de cet endroit magique. Un petit coup de gnole et nos chemins se séparent là...


JOUR 6
Pas de ronfleur dans le refuge ! La nuit fut de velours (juste les pas légers des mulots dans l'épaisseur du toit, mais cela ne me gène pas davantage que dans un dessin animé de Walt Disney, mais chut il ne faut pas en parler l'un des triplets est craintif des rongeurs...) et pour nous, sur cette grande prairie à l'écart du monde, à la manière des hauts-plateaux vénézuéliens, deux belles douzaines de créatures légères et à peine craintives d'une indolence parfaite dans la lumière silencieuse du jour à peine né. Les chamois, qui se tournent autour, se frôlent, ses respirent et se parlent.






Nous nous préparons en silence, partageons un thé chauffé sur le poêle. Jamais une nuit ne fut aussi chaude. Les Vosgiens ont fait rougir le poêle toute la soirée et transformé la cabane en sauna. Les voici qui évoquent une autre vallée idéale, le Valtin. Je le note, sors mes cacahuètes du matin et l'on m'offre une tartine au miel. Avec les chamois quel luxe.

Un renard est venu rôder cette nuit dans le bas de la cabane. Alors on parle comme à chaque fois, de cette histoire d'un renard ayant volé dans la nuit la chaussure sans doute fort odorante, d'un marcheur. Et le type dut redescendre de la montagne un seul pied chaussé. Les renards de plus en plus facétieux d'année en année... Certains ne bivouaquent plus sans nouer les lacets de leurs chaussures à leur sac. Un renard peut-il traîner tout un sac ? La question fait rire la matinale assemblée.






Me voici marchant vers la lèvre de la falaise et la grande plongée sur Châtillon-en-Diois. C'est un crève-coeur que de quitter ce tendre olympe. Mais comme le murmurerait Sisyphe avec un clin d'oeil, je reviendrai...


La descente est une plongée en effet. Je compatis aux sueurs de ceux que je croise dans le sens de la montée alors que le soleil commence à darder des rayons et qu'attendent trois ou cinq heures d'ascension. Pour ma part je suis déjà à Châtillon et je dois avouer que dans l'impulsion de cette placette méridionale, à l'abri du platane, avec sa fontaine qui chante, et son air frais qui vous soulage, je pénètre dans l'auberge de la Mairie qui fait le coin m'attable, commande une salade et demande une chambre. Quel plaisir d'être posé là après ces marches et ces images, à l'escale.

Je monte dans la chambre me mets en maillot et fais tremper mon linge. Je voyage sans autre tenue que celle que je porte (et qui heureusement sèche vite) et ma foi je commençais à prendre un parfum très "naturel" que la civilisation accueille en fronçant des narines. Je suspend au soleil des fenêtres et une heure plus tard me voici odorant comme un savon.

La cité est étonnante. Immergée dans son histoire, avec la cohérence d'une trajectoire. Un moyen-âge riche de marchands et de voyageurs frontaliers, puis la culture de la soie ont permis d'ériger un bourg superbe et très bien conservé. Le tourisme a commencé à griffer l'endroit mais dans des proportions fort supportables. Surtout l'endroit, avec son camping municipal et sa piscine, son torrent et ses bancs sur lesquels les habitants viennent s'interpeller à la fraicheur du soir, fait penser à un décor de film de Depardon ou de Tati sur les clichés d'une France en train de s'effacer. Au hasard de mes explorations des venelles (dans la langue d'ici on dit viols) je tombe sur une église rebaptisée "Temple de la Raison" au lendemain de la Révolution. Une vague de changement  que ne parvint à Châtillon qu'en 1793, quatre années après la Bastille...

Bon le soleil étant ce qu'il est et mon sentier ayant perdu plus de mille mètres d'altitude je me dis que demain matin, il faudra partir avec les premières lueurs. Eviter de marcher dans le cagnard étant pour le voyageur une sorte de culte de l'ombre et de la fraîcheur. Oui mais voilà. Nous sommes lundi et le lundi la supérette est close. Na.

Bon, je partirai donc demain vers 9h00, après avoir renouvelé mon saucisson mon fromage et mon pain aux heures ouvrables. Et je marcherai, un peu, dans le four. Que voulez-vous. Le marcheur est humble, forcément humble. Il se résigne à subir le vent la pluie le soleil la neige. Il s'agit d'un minuscule escaladant les géants allongés et enchevêtrés. Mais il finit par passer. Cette seule pensée de la pauvre force de mes jambes comparée à la grandeur de ce paysage me met en joie. Chaleur je serai à toi !

JOUR 7

Excellent nuit fenêtre ouverte sur la place de la Mairie de Châtillon et le chant de la fontaine. Puis-je tout de même suggérer aux édiles de faire modifier l'emplacement des vespasiennes pour cause de buveurs de bières fort tardifs et piètres chanteurs sur cette placette aux airs si tranquilles ?


Dernier café, saucisson dans le sac et hop, le cap sur le col de Mard, le col du Pinet, le hameau de Miscon. C'est parti pour le "petite montagne" avec deux ou trois cols à passer dans la journée. Et des bivouacs. Je commence à être impatient de plonger mes yeux dans les étoiles tout en sentant frémir la forêt proche.

Je me débarrasse de l'une de mes bouteilles d'eau (dans le Vercors je pouvais porter jusqu'à cinq litres, ce qui n'a en fait jamais été utile, trois eussent suffit). L'eau est ce qui pèse le plus, de tout mon paquetage et je commence à être moins "buveur" au fil des jours. Pour les vallées et les hameaux, deux litres suffiront me dis-je.

Le paysage devient de plus en plus méditerranéen. Après les premières lavandes sauvages apparues dans la descente de Châtillon, ce sont à présent les variétés de genêts et de chênes verts qui font leur apparition. Au choeur des criquets se sont jointes des cigales. De puissants solistes qui se taisent dès que mon ombre approche de l'écorce de leur arbre. Je m'en amuse et tente quelques expériences au fil du chemin. Les cigales des cols, en altitudes semblent plus craintives que celles des vallées. Sont-elles moins habituées au passage ? Leur distance de silence semble plus grande que celles proches de villages, qui rechignent à se taire lorsque vous êtes même au plus près d'elles...

Je rejoins le village viticole (et abricotier) des Galands, où l'on m'offre un coup de blanc pour que j'explique mon périple. Il passe ici peu de randonneurs. Surtout au milieu de l'été et de la fournaise. Je sens bien qu'ils me prennent pour le fada du mois. Je fais mon fier, le côté, "oui je descends de la montagne, c'était haut, maintenant c'est de la limonade..."



Du hameau jusqu'au col du Pinet je vais recevoir en retour de ma fanfaronade un sérieux coup de bambou. A ces heures chaudes je me laisse en effet bercer par la facilité de la pente et rassurer par l'ombre protectrice des pins. Mais les dénivelés et les kilomètres font leur sape et sans que j'y prenne se régalent de mon énergie. Me voici après le tunnel et la main courante en câble, étourdi dans la chaleur, cheminant à flanc de falaise et au soleil sans chapeau ni protection depuis bien trop longtemps. Je me suis piégé tout seul, avec mon optimisme.



Puis pour me finir je suis détourné vers un chemin forestier pour cause de glissement et avalanche de rochers sur le GR, et cette piste que je dois suivre jusqu'au col du Pinet est noire, directement dans la pente. Jambes cassées et poumons en feu, le vertige au bord des lèvres j'avance en mode survie, pas à pas. En une demi-heure j'avale toute mon eau. Stop au col et petite sieste pour récupérer en rêvant que les fourmis me descendent dans la vallée comme je les ai observées charrier mes miettes. On est peu de chose si si et tout et tout allez les filles je ne suis pas si lourd.



Je reprends ma descente vers Miscon par un chemin forestier qui achève de me casser les pieds, m'use les mollets et me crampe les cuisses. Je me pose plusieurs fois, au bord de bivouaquer n'importe où.

Au final, de pause en pause, me voici arrivant sur les maisons de Miscon. Un dame sort de sa maison, me voit et lance "Houla, vous avez besoin d'eau vous voulez entrer boire un coup, vous avez l'air vraiment fatigué". Je dois avoir mon air de phare bâbord, rouge comme le homard cuit. Je lui dis que cela va, qu'il me reste un peu d'eau (une source au-dessus du village) que je veux bien entrer faire la causette et lui raconter où je vais si cela l'amuse la distrait.

"M'amuser ? Non cela ne m'amuse pas, j'ai des tas de choses à faire, moi c'était pour vous aider ! M'amuser ? Ah non mais !" J'éclate de rire je la remercie je passe mon chemin et nous nous quittons sur cet étrange malentendu. Il me semble que recevoir le voyageur doit être une joie de l'instant sans calcul ni "bonne conscience" à réchauffer sinon c'est plus vide que le froid polaire. Je suis touché pourtant par sa réaction, cette question sans réponse que j'ai vu traverser ses yeux avec un brin de panique. Cela me fera réfléchir une bonne partie de l'après-midi.

Une escale à la fontaine de l'église, où je bavarde un peu avec un engliche qui retape une ferme, puis une autre au ruisseau qui traverse le vallon achèveront de me requinquer. Je renonce à dormir dans la vallée et me donne pour but de gravir le cols suivant, et de rallier les Granges, dont le topo parle en termes mystérieux.

Bon même si je me trempe les pieds plusieurs fois à admirer les libellules et autres demoiselles je ne dois pas avoir l'esprit aussi clair que je le clame. Escorté de quelques aboiements de chiens et de moutons égarés dans les futaies je vais me tromper de chemin plusieurs fois avant de dénicher la voie vers le col de Grasse.




Harassé et maudissant ma manie à désirer rallonger les étapes (trois cols aujourd'hui !), je passe ce nouveau relief. Je me souviens les avoir survolé, ces montagnes, il y a quelques années, en monomoteur. Ha. Elles paraissaient minuscules, ridelles de l'écorce de la planète. Et maintenant que je suis fourmi, je savoure chaque raidillon, chaque caillou sous ma chaussure. Délicieux oh oui encore.

Dans cet état second, une sorte d'ébriété de fatigue bien distillée, que je commence à bien connaître à présent et qui signifie qu'il est temps de poser le sac et de s'allonger, je parviens au lieu dit les Granges. Il s'agit d'une une sorte de promontoire après le col de Grasse. Un nez de gazon au milieu de la forêt et des broussailles. Le sentier passe entre les bâtisses et la bergerie et je demande d'abord de l'eau fraîche puis s'il est possible de bivouaquer sans trop déranger, sur le terrain presque plat et proche des maisons.

Les occupants du lieu me disent qu'il faudrait demander à Bruno le berger, mais celui-ci est avec les bêtes, dans la montagne. Bon installez-vous. Mais le seul endroit propice est au ponant, derrière la chapelle, juste avant le petit cimetière. Ah ça peut le gêner, Bruno. Le choquer ? Nouveau débat entre ceux qui grattent la guitare et ceux qui prennent des douches. Bon installez-vous, fait une matriarche. Je le prends sur moi.

Je me lave puis me pose, sans dresser la toile, juste le poncho tendu pour me protéger de la rosée, ce qui me permettra de savourer le coucher de la lumière et le lever des étoiles. L'endroit résonne des cris des chouettes impatientes et m'entourent les frôlements des chauves-souris. Enfin une nuit libre et nue, la première depuis le col de l'Arc, le premier jour. Une nuit de voyage, enivrée de tout ce qui suinte du monde.

Je salue ici Marcel et Marguerite Legaut, dont l'esprit a empreint ce lieu des années 1940 à la fin du XXème siècle. Si je suis athée par conscience et raison, je ne puis que comprendre un choix aussi radical que de désirer s'isoler du monde et faire le berger pour se livrer au sillon de sa quête et de ses pensées. Cette proximité de nos vues me semble écrite dans le paysage que fait chanter le couchant.



JOUR 8

La fraîcheur du matin me réveille en me touchant avec douceur. C'est une embrassade que j'aime. Surtout que l'herbe est sèche. Pas une once d'humidité. J'ai dormi avec la lune presque pleine, et avec la fatigue mon sommeil est tout à fait synchrone avec la nuit. Nul besoin de somnifères. J'en emporte désormais, au cas où, en souvenirs de bivouacs parfois envahis de brâmes de cerfs, de grognement de cochons sauvages, de hurlements de singes, d'aboiements rauques de chiens sauvages ou d'une simple route qui avec le changement de direction de vent, avoue au beau milieu de la nuit qu'elle sert de terrain de jeu à une bande de motards. Il m'est arrivé aussi de bénéficier d'une "rave" sauvage. Mais elles se font de plus en plus rares.... Nostalgie.

J'emballe mon petit barda avale un peu d'eau et quelques dates et me dépêche de partir avant que le jour ne soit totalement levé. J'aime marcher à l'heure où l'atmosphère est encore saturée des senteurs paresseuses de la nuit. C'est une ivresse qui semble désigner le matin comme le premier du monde. Comme si chaque jour renouvelait tout et que rien ne prenait d'âge...

Cela me fait penser au postulat de Wittgenstein. Les objets n'existent pas. Seuls existent les faits, ceux que notre esprit peut relier entre eux. Ou nos pas ? Allons-y... Réinventons le monde encore un jour.

Je traverse entre les maisons, et m'engage dans la forêt vers un autre col (Lagier) et ses lavandes. Il me faut tendre un bâton devant moi. Les araignées voyageuses dans la nuit tendent un fil entre les arbres et attendent le premier passage pour embarquer sur votre dos, migrer vers d'autres terrains. A force vous avez l'impression de charrier un ballot de soie sur votre visage. Ou d'être le "nettoyeur" de forêt  !-)




Je parviens à Lesches-en-Diois par un chemin de toutes les splendeurs alors que le village dort encore. Un boulanger m'indique le chemin peu balisé. Cela repart par une garrigue coupée de veines de marnes spectaculaires. Puis la descente me fait fait repasser sous les mille mètres et rejoindre Beaurière par l'ombre d'un tendre vallon.

La boulangère me trouve du fromage et du saucisson. Puis pendant que je savoure ma bière (matinale, merci de la boire discrètement m'a fait la boulangère) entre la rivière et la route saturée de camions, Jeanne vient me voir. A peine dix ans passés elle s'adresse à moi comme à une rencontre complice dont on pourra dire ensuite : vous ne le connaissez pas, on a parlé c'est tout. En boudant un peu sous les questions de ses parents car c'est une parenthèse que l'on aimerait garder en soi. Jeanne et moi avons parlé assez gravement. Merci Jeanne.




Aux heures brûlantes (je commence à connaître le cagnard qui va me tomber dessus), je suis dans la forêt à escalader le col de Cabre. Un joli chemin qui se termine en calvaire : la montée devient le macadam fréquenté de camions et de camping-cars. Une punition. L'auberge au sommet sera le bouquet de cette amertume. Une bâtisse close, cultivant ses odeurs de rance comme un patrimoine, et dont on pourrait faire un musée de la restauration des bas fossés des années 70.

J'ai demandé une glace avec "beaucoup de chantilly" histoire recharger mes batteries. Erreur. M'arrive de la crème en bombe et de la glace industrielle recongelée à la volée. Immangeable même après cinq heures de marche ! Je me rabats sur un café aigre.

Le col franchit, c'est un nouveau chemin mal balisé et sans intérêt qui me rapproche de Valdrôme. C'est étrange à quel point les sentiers les plus séduisants sont dans cette partie du parcours entrecoupés de sections cassantes et sans intérêt. Je soupçonne les sections locales de randonnée de m'en foutisme carabiné et pense longuement à eux sur ces voies défoncées par les engins forestiers de gros calibre.

L'orage menace à nouveau et ne trouvant pas de bivouac suffisamment éloigné du village mais assez proche pour ne pas trop entamer la journée du lendemain, je me résigne à passer une nouvelle nuit en ville. Pourquoi ne pas tenter un gîte municipal ? Mon topo est rempli de ces suggestions, et je n'ai jamais usé de cette ressource. Ne dormons pas idiot...

J'appelle. On me précise que le gîte se trouve sous la mairie, que je suis seul, donc aucun souci de place (on rigole), et que ce sera ouvert à mon arrivée. Lorsqu'une heure plus tard j'arrive je découvre une cave humide, sans fenêtre, tapissée de quelques couchages de misère... Sans une hésitation je m'enfuis vers l'auberge.



JOUR 9

Je me lève à 5h30 pour marcher aux heures les plus délicieuses et commence à me hisser vers le col des Praux (1253m) par un charmant sentier qui abandonne les maisons fortifiées de Valdrôme dans leur irréelle lumière. Un chemin de toute beauté qui me fait passer aux abords d'une bergerie à demi-effondrée mais en pleine activité puis me fait croiser mes premières bandes de sangliers.



Le col à peine passé voici que cela replonge sur la vallée suivante. En direction du village de Montmorin dont l'église romane allonge sa silhouette sur un relief là-bas. Je commence à en avoir le tournis : montée, col, descente, vallée, montée...  Je prends le fil du nombre de barres montagneuses franchies et mes souvenirs commencent à se mêler. Sentiment agréable. Un peu comme si cette musique des pas et des odeurs et des paysages n'avait jamais de fin, dans ce cadre parfait des champs de lavande, de la garrigue et des reliefs escarpés. Mes jambes semblent désormais indifférentes à toute impatience. Partir arriver, où comment, quand ? Peu importe. Ce qui compte c'est de marcher. De dérouler ce fil impalpable et de le sentir vibrer.

A côté d'un chantier de rénovation je discute avec u instituteur retraité. Nous nous asseyons sur la pierre de l'abreuvoir. Il m'explique comment il consacre ses économies à retaper cette maison, sa fierté. Me parle de la vallée qui perd son sang, de la lavande fine dont la chimie se passe désormais. Des tilleuls dont on ne ramasse plus les fleurs. Trop de labeur. Pas assez d'argent. Et le coeur du village à l'abandon car les touristes et les étrangers qui s'installent veulent des jardins. Regardez celle-là est à vendre. Elle est belle non ? Mais pas de jardin. Autrefois, le jardin, c'était le champ.


Je quitte Montmorin dans la chaleur de midi. Je ne vais pas loin. Mes jambes flanchent vers Haute-Charusse, et je me pose à l'ombre d'un tilleul, où je m'endors en lisant sous les acclamations moqueuses de tout le peuple des prés.

A mon réveil je vais demander un peu d'eau fraîche à la dernière maison avant la montagne et l'on me fait un café, m'offre une tarte. Puis je me hâte vers le col des Pins. J'aimerais y dormir ce soir. C'est le col, d'après la carte, qui me permettra de voir d'où je viens, le Vercors, et le Ventoux, où je vais. Tout mon chemin sous les yeux.

Je me moque de mon naïf inépuisable enthousiasme. Comme à chaque fois que j'ai repris quelques forces le sentier me semble amical, puis long, et soudain rude. Il y a deux heures j'écoutais les oiseaux et me voici en sueur à surveiller mes maux. Depuis quelques jours mes lombaires me pincent un peu et ma hanche commence à fatiguer. Et alors ? Je ralentis un peu. Et cela passe, comme à chaque fois. Cela ne va pas vite non, dans ces moments de doute. Mais cela monte et ne devient jamais harassant. Et me voilà au col, à la pente raisonnable au nord, et vertigineux sur le versant sud. Le vent en plein visage, entre les pins torturés et tordus et droit devant moi le Ventoux qui me tend ses bras ! Grand sourire aux amis à qui j'ai pensé, aux rencontres dont les conversations se sont poursuivies en moi tandis que je montais pas à pas. Tout cela m'a bien aidé. Non rien d'inhumain, que l'on ne se trompe pas. La mesure, c'est que jamais le plaisir ne m'a vraiment quitté.



Moi qui comptais dormir au col avec le ruban du paysage en couverture pour ma nuit, je suis bien obligé de me raisonner. De la pente partout, pas un endroit plat. Alors je descend la falaise au sud, et profite de l'élan pour hâter le pas vers Rosas. Si je ne puis dormir en hauteur, au moins raccourcir un peu l'étape de demain ?

Entre pierres où je dois parfois poser les mains et ronces, le sentier s'efface souvent et je dois plusieurs fois le chercher. C'est un peu le col de l'oubli, ce col des Pins. Des herbages torréfiés de soleil. Des champs envahis d'herbes coupantes. Un paysage à couper le souffle et des genêts et des ronces qui vous attrapent au moindre écart. Je me sens grave et léger inscrit dans ce spectacle noyé de lumière et indiffèrent au temps. Je passe une bergerie. Personne. Je marche deux heures. Pas la moindre présence. Un autre col, une forêt noire de mystère comme en Bavière. On pourrait chanter Schumann ici. Ce serait romantique et délicat à souhait.

Mes jambes me parlent de repos. Mes yeux commencent à chercher un endroit plat. Difficile mais je finis par trouver une haie, pas si loin de Rosas. Je me cache derrière, sur l'amorce d'un chemin mal débroussaillé, ne monte pas le titi mais nettoie les ronces afin de ne pas percer mon petit matelas à air. Je préfère tout poser au sol, à plat, être invisible. Je dîne d'une boîte de sardines (quelle plaisir cette subite entorse au régime saucisson-fromage-cacachuèrtes) m'allonge comme une momie embaumée de répulsif à moustiques et laisse l'ombre venir à moi sans rien faire d'autre que boire au ciel.

Jupiter et Vénus entourent la lune presque pleine. Je m'endors sous le murmure lumineux des étoiles.

Vers trois heures cela s'agite soudain dans la haie. Je me dresse.  Une grosse bête est là, à deux mètres de moi, qui m'évalue. Je grogne et allume la lampe pour signaler qu'en effet si je suis sur le territoire je ne suis ni un autre sanglier ni une vraie menace. Cela part avec un étrange couinement à contrecoeur et sans s'avouer vaincu. Cela revient plusieurs fois avant de filer pour de bon. Puis ce sont les chiens. Les aboiements rauques et creux de deux chiens sauvages, reconnaissables aux notes désabusées dans leurs voix. Là encore, ils m'ont reniflé. Je suis sur leur terrain. Je m'agite un peu pour les faire partir.

Je me rendors, pas vraiment inquiet mais interpellé. Les chiens sauvages, je le constate à chaque fois que je chemine et dors près des villages, sont bien plus nombreux qu'on l'imagine. Et les ravages sur les troupeaux sont peut-être bien plus importants que ceux des loups dont on parle tant avec des accents de plaisir d'avoir peur.

De loups, depuis dix ans, je n'en ai jamais vu ni entendu, et ce n'est pas faute d'avoir arpenté des pays où l'on s'irrite ou s'effraie qu'ils soient revenus. Quelle est cette logique où l'homme aurait le "droit" naturel de prendre toute la place aux dépens des espèces présentes, de la diversité biologique. Je n'ai rien contre les bergers, j'ai passé du temps avec eux dans le Mercantour, partagé leurs journées. Mais leur discours est à courte vue.

Si nos sociétés démocratiques, où les populations sont plus éduquées et informées qu'elles l'ont jamais été ne sont pas en mesure de mettre en oeuvre une relation à nos milieux respectueuse de quelques grands équilibres et de principes, qui le sera ? Oui, l'ours et le loup font partie de nos milieux.

Même si un retour à l'ordre naturel du monde n'est ni possible ni même souhaitable, le fait que l'on accorde aujourd'hui de l'espace aux grands prédateurs de nos systèmes écologiques est pour moi un symbole incontournable de notre volonté de fonder une nouvelle relation à la nature, dans sa dimension de ce qui nous est donné par le monde, de ce qui ne dépend pas de nous.

Je suis convaincu qu'un monde mené par l'égoïsme des uns contre celui des autres, la plus-value, l'accumulation des richesses, la quête sans fin d'un confort amélioré et intensifié, une jouissance mécanique et rapide repoussant éternellement des frontières des ressources et des espaces accaparées par l'homme est sans fondement. Il s'agit d'une illusion qui nous dirige vers de cuisantes douleurs et peut-être l'effacement de nos civilisations.

Est-ce si grave ? Je n'adhère pas non plus à l'idéal virginal naturaliste. La planète, tôt ou tard, à l'échelle des temps, finira par avoir raison contre l'homme. En fait la question n'est pas celle de notre intérêt, de la survie de la forme actuelle que nous donnons à notre cité. En fait c'est bien sur la société schizophrène et déshumanisée que nous avons érigée à propos de laquelle je m'interroge. Un monde où les notions de bien et de mal, lorsqu'elle ne servent pas d'écran de fumée, se trouvent instrumentalisées, détournées en outils de conquête politique et économique et d'accaparement des richesses.

Certes le berger peut rêver d'une montagne idéale, où le mouton ne serait menacé par rien, et où nourrir sa famille sera plus aisé. Mais je puis moi demander à ce que les espèces qui étaient présentes dans la montagne avant que le pasteur n'y mène ses troupeaux y demeurent. Ma condition d'homme et le parcours de mes anciens m'y autorise tout autant que celui qui trouve son pain dans ces contrées. Tout occupant d'un milieu serait-il fondé à le réduire en désert au nom de sa propre destinée ?

J'ai le choix. je ne suis ni éleveur ni élu d'un village de montagne. Je ne suis pas non plus un paysan éthiopien à qui de grands conglomérats viennent confisquer ses terres, menant sa famille à la famine. Et je connais la liste infinie et l'engrenage des arguments et pro et anti "milieu naturel". Je ne vais pas vous les infliger ici.

Mais il est une notion imparable, qu'elle soit agréable ou non à entendre. C'est celle du sens que nous entendons accorder à notre relation au milieu naturel. Soit, en dépit de notre ravageuse puissance mécanique et chimique, nous décidons de préserver une relation à la nature. Une relation un rien forte (je ne parle pas de "green washing" ici) nous coutera cher en peines et richesses. Car il est pénible de se contraindre et de s'abstenir de piller le monde. Ou alors nous dévorons cette planète jusqu'au trognon, et après nous l'enfer. Mais de grâce que l'on cesse de se mentir. L'existence des prédateurs dans les milieux naturels de nos contrées, aux portes de nos cités, est un enjeu de philosophie écologique et politique. Un symbole inégalable pour nos inconscients et pour le droit de tout homme à ne pas voir sa planète mère réduite en miettes et en cendres. Il faudra demain préserver la terre de nos propres mains. C'est en quelque sorte la rançon à payer pour notre nombre et notre pouvoir, il nous faut pouvoir regarder plus loin que la prochaine colline.

Je ne suis pas inquiet qu'un loup me regarde dormir. Le seul animal dont je me méfie, du côté de nos prés, c'est de ce chien qui a quitté l'homme. Ce cabot à jamais inconsolable de solitude.

JOUR 10

En ouvrant l'oeil je nage dans un ciel parfait. Pas pour longtemps je replie mes affaires ma toile étendue sur les herbes comme une toile de parapente. Je viens à peine de rentrer mon duvet dans son sac étanche qu'un orage éclate juste au-dessus de moi. L'impression d'être Caïn que poursuit le reproche sauf que je ne sais pas de quoi ! J'arrive à Rosans tout ébouriffé et trempé au "Café du Nord" où le matin on écoute du rap à donf. Je passe, merci, en dépit d'une beauté des pierres et des bâtisses, et fais mes courses habituelles refile au plus vite vers la montagne suivante en traversant cette vallée plus large que les autres. Je commence à me sentir bien mieux au large que près des villages. Le plaisir de retrouver la solitude le choeur de mes pensées la langueur des sentiers le plaisir des rencontres faites loin des villages.

C'est en voulant vous la montrer que je découvre que l'appareil photo est bloqué. Le coup du renard, quoi.

A moins que ce ne soit la chaleur. Je commence à avoir l'habitude. Trois ou quatre heures de marche confortable, puis le cagnard m'étourdit et je marche au radar. Encore un fois je me trompe au croisement des chemins. Mon esprit est ailleurs mais mes jambes grimpent toute une colline du Serre de l'Homme pour rien, après l'Aubergerie. Je redescends, refais de l'eau dans une maison de vacances puis en pleine surchauffe finit par déjeuner sur une borne kilométrique. Une fringale, le besoin de recharger les batteries sur ce ruban d'asphalte qui n'en finit pas de faire la jonction entre Montferrand et la Fare, en direction des Viarrands. Je marche à l'ombre, lentement, pour laisser passer la vague de chaleur.

Lorsque j'arrive aux Viarrands et au gîte de la Chèvre Verte je n'avais nulle intention de faire escale. Mais je suis accueilli par une musique planant, style Pink Floyd, dans ce hameau restauré dans les années 70. restauré et reconstruit avec un charme touchant. Une vue sur toute la vallée et un souffle qui circule entre les maisons pour les rafraîchir. Inspiré, l'endroit. Je m'étends sous un poirier qui m'offre sa fraîcheur... Une chambre libre ? Non pas une, plusieurs. Personne ne randonne à la saison de la chaleur, y'a que vous (rires). On me donne du vin, des oeufs, de quoi me faire un repas chaud et un café au lever du jour. Je fais ma lessive et m'installe dans une maison pour moi tout seul, entouré du murmure des fontaines et des phrases du mistral dans les cimes. Le soleil se couche sur "Wish you where here", que je chante plusieurs fois à mon ange, puisqu'on m'a passé une guitare.




JOUR 11
En quittant ces maisons rendues vivantes par des soixante huitards le sentier se perd dans une montagne envoutante de beauté, où les traces humaines sont nombreuses. Le plateau autrefois habité est aujourd'hui reconquis par la forêt, avec la subsistance de quelques pâturages. L'endroit semble encore plus lointain du monde que tout ce que j'ai traversé jusque-là, depuis la sortie du Vercors. Je savoure ces coins désolés et envoutants.

Cela dégringole soudain vers la vallée de l'Ouvèze, en passant devant la grotte dite de l'Ours. Mais vers Saint-Auban je rencontre des promeneurs étranges et endimanchés, l'ai fatigué. Je comprends que la veille et la nuit tout le village a fait la noce pour le mariage d'une fille du pays. L'épicier, dans un état second, parviendra je ne sais comment à me dénicher deux yaourts et un peu de café.

Je me perds (encore) en cherchant la jonction vers la montagne suivante, la montagne des Tunes. Cette fois c'est la Provence. C'est le Midi. En plein cagnard et dans les près devenus chaumes, je suis grillé de soleil et de grillons. Il fait si chaud que je dois souffler et réfléchir à chaque croisement de chemins pour ne pas m'égarer encore.

Mais cette fatigue-là ne me décourage plus. A chaque passage de relief désormais j'ai le Ventoux devant moi qui grossit et me tend ses contreforts. C'est un peu ma maison qui marche vers moi. Le col des Tunes me livre encore une descente fracassante, où je dois veiller à ne pas me tordre un pied. Ce serait ballot, si près du but. Je descends sur le village du Poët-en-Percip que je traverse aux heures brûlantes sans croiser ne serait-ce qu'un chien.

Voilà. J'entre dans ma dernière carte découpée à la taille de ma poche, ma dernière étape. Encore une fois je suis gourmand. Mes jambes fatiguées vont bien. Je dormirai plus loin vers Brantes, au pied du Ventoux, me dis-je. Hum. C'est encore loin.... Mais si...

Je traverse des canyons perdus, des marnes grises et monotones de toute splendeur vers la montagne de Banne et le col de la Bohémienne avant la lente remontée au col de Geme. La nuit tombe mais je marche, je marche. cela fait plus de douze heures que je marche et je n'ai qu'une envie : dormir au pied du Ventoux.

Je vois des lumières. Brantes, j'imagine. Je prends un chemin de traverse, trouve une chapelle, poursuis encore un peu, coupe des hautes herbes pour me faire une paillasse plus douce que le sol sec et nu. Puis je pose mon sac. Encore une fois j'hésite à monter ma toile. Les étoiles sont belles. Allez savoir. Un pressentiment ? Un rien d'électricité dans l'air. Je fais cet effort avant de faire la toilette et le massage des pieds, de dîner, de me plonger sous ma couverture stellaire. Quelques heures plus tard je serai réveillé, bine à l'abri, sous le plus violent orage de tout mon périple. Violent mais bref. Au petit matin le soleil sera de retour.

JOUR 12

Cette fois je ressens la fatigue accumulée. Je suis moins fringuant que les autres matins.  Je le sens en arrivant au village. Là où je m'attends à lire "Brantes" je lis "Plaisians". J'aurais aimé voir ma tête ! Dans le crépuscule je me suis trompé d'embranchement sur le chemin et donc de vallée. Je suis à une dizaine de kilomètres trop à l'ouest.

J prends un café au village, où battent les préparatifs pour une fête du jour. Je bavarde un peu pour me remonter l morale. Remonter pour retrouver le bon chemin ? Je me sens trop découragé. Rejoindre le Ventoux par cette vallée me rallonge le parcours de trois bonnes heures.

Alors j'opte pour un petit coup de stop. Sauf qu'il ne passe personne, qu des cyclistes belges en villégiature, par paquets de deux ou six, sur leurs montures rutilantes et sifflantes de vitesse ou de leurs poumons, c'est selon le sens par rapport à la pente.

Rien. Pas une voiture durant plus d'une heure. Finalement c'est Rémy, un jeune et lumineux paysan tout en sourire, qui va faire le marché à Brantes, qui s'arrête. Je suis tombé sur un trésor ! Non seulement Rémy voit la vie avec des yeux rieurs et une sacrée philosophie, mais quand je lui raconte ma petite distraction de fatigue il me fait " on va arranger ça", et fait un détour pour me déposer sur le bon chemin, là où j'aurais du déboucher au matin.

Merci encore, Rémy. Là ou je pestais contre ma journée perdue (je n'envisageais pas de monter le Ventoux dans le cagnard) me voici certes un peu en retard, mais encore à la fraîche, sifflotant, sur le sentier d'approche du géant. Car si je le narguais du col des Pins ou du col de Banne, mon Ventoux, d'ici, où je commence à lui marcher dessus, il m'impose le plus grand respect. Je me calme, et prends lointain le rythme de grimpeur qui passe partout au ralentit qui m'a si bien réussi... Je mettrai huit heures s'il le faut, mais je l'escaladerai. Quitte à dormir au sommet.

C'est peu après le carrefour des Rouyères, à mi-pente, que je m'installe pour la grande pause de la journée. Je fais sécher ma toile et mon sac de couchage encore humide de l'orage de la nuit dans la morsure du soleil, au milieu du GR 9. Et je me pose là sur une souche, entame mon grignotage lorsque dévale vers moi le lutin. Le lutin est en short, costaud, râblé, ne porte pas de sac mais un grand pot de peinture dans lequel sont coincés plusieurs petits pots et des pinceaux.  Il se plie de rire à la vue de mon installation, déclare traverser ma chambre à coucher qui encombre l'axe principal de la région (je n'ai vu personne depuis le matin sur les pentes du Ventoux) mais à l'en croire ici c'est une autoroute et le responsable de la sécurité, c'est lui, "comme sur l'autoroute".

Je lui réponds qu'enfin je le tiens. Que je poursuis depuis des années à travers tout le pays le lutin qui commet les marques blanches et rouges sur les arbres. On s'installe on papote. Jackie me raconte un peu son travail de bénévole baliseur de sentiers, ses marches du week-end, peinture à la main.  Je lui parle de mon périple patient vers le géant de Provence.

A m'écouter il me trouve un peu fatigué et me dit "j'ai ma voiture au parking du Mont Serein,, si vous voulez je termine et puis on s'y retrouve, et je vous y conduit, au sommet. Je lui dis que non, que je marche depuis 12 jours pour la gravir, le Ventoux, que Pétrarque verrait ça d'un mauvais oeil que je finisse le boulot en bagnole, que cela gâcherait mon plaisir. Il me dit ah bon mais vos amis ils sont loin, et la marche dans la plaine ça va être sinistre. Il insiste. Alors on s'y retrouve , au sommet. J'y serai une ou deux heures avant vous, je vous y attends, là-haut, puis je vous conduit chez vos amis.

La proposition est trop sympa pour être refusée. J'ai tout mon temps pour méditer sur ce qui fait les gens et construit leur relation au monde en montant vers Jacky qui m'attendait au sommet pour m'emmener trente kilomètres plus loin dans la vallée.

C'est ainsi que se ferme le livre de ce petit voyage. Sur le rire du lutin Jacky me découvrant en étrange posture à flanc de montagne, puis partageant avec moi le plaisir d'un sommet que j'approchais à pas lents depuis longtemps. Merci à toi. Tu as été une cerise d'amitié immédiate sur ce somptueux gâteau !

(août 2012)




1 commentaire:

malok a dit…

Superbe voyage...

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